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un nombre infini d’endroits des huit livres de ce philosophe. Dans presque tous les autres ouvrages de Saint Justin il est fait mention d’Aristote. Saint Ambroise & Saint Augustin nous assûrent dans vingt endroits de leurs ouvrages, qu’ils ont lû les livres d’Aristote ; ils les réfutent ; ils en rapportent des morceaux, & nous voyons que ces morceaux se trouvent dans les écrits qui nous restent, & que ces réfutations conviennent parfaitement aux opinions qu’ils contiennent. Allons maintenant plus avant, & passons au sixieme siecle : Boëce, qui vivoit au commencement, parle souvent des livres qui nous restent d’Aristote, & fait mention de ses principales opinions. Cassiodore, qui fut contemporain de Boëce, mais qui mourut beaucoup plus tard, ayant vécu jusque vers le septieme siecle, est encore un témoin irréprochable des ouvrages d’Aristote. Il nous fait connoître qu’il avoit écrit d’amples commentaires sur le livre d’Aristote de l’Interprétation, & composé un livre de la division, qu’on explique en Logique après la définition, & que son ami le Patrice Boëce, qu’il appelle homme magnifique, ce qui étoit un titre d’honneur en ce tems, avoit traduit l’introduction de Porphyre, les catégories d’Aristote, son livre de l’interprétation, & les huit livres des topiques. Si du septieme siecle, je passe au huitieme & au neuvieme, j’y trouve Photius, Patriarche de Constantinople, dont tous les savans anciens & modernes ont fait l’éloge à l’envi les uns des autres : cet homme dont l’érudition étoit profonde, & la connoissance de l’antiquité aussi vaste que sûre, ratifie le témoignage de saint Justin, & nous apprend que les livres qu’il avoit écrits sur la physique d’Aristote, existoient encore ; que ceux du philosophe s’étoient aussi conservés, & il nous en dit mot à mot le précis. On sait que saint Bernard, dans le douzieme siecle, s’éleva si fort contre la philosophie d’Aristote, qu’il fit condamner sa métaphysique par un concile : cependant, peu de tems après, elle reprit le dessus ; & Pierre Lombard, Albert le Grand, saint Thomas, la cultiverent avec soin, comme nous l’allons voir dans la suite de cet article. On la retrouve presque en entier dans leurs ouvrages. Mais quels sont ceux à qui la supposition des ouvrages d’Aristote a paru vraissemblable ? Une foule de demi-savans hardis à décider de ce qu’ils n’entendent point, & qui ne sont connus que de ceux qui sont obligés par leur genre de travail, de parler des bons ainsi que des mauvais écrivains. L’auteur le plus considérable qui ait voulu rendre suspects quelques livres qui nous restent d’Aristote, c’est Jamblique qui a prétendu rejetter les catégories : mais les auteurs, ses contemporains, & les plus habiles critiques modernes, se sont moqués de lui. Un certain Andronicus, Rhodien, qui étoit apparemment l’Hardoüin de son siecle, avoit aussi rejetté, comme supposés, les livres de l’Interprétation : voilà quels sont ces savans sur l’autorité desquels on regarde comme apocryphes les livres d’Aristote. Mais un savant qui vaut mieux qu’eux tous, & qui est un juge bien compétent dans cette matiere, c’est M. Leibnitz ; on voudra bien me permettre de le leur opposer. Voici comme il parle dans le second tome de ses Epîtres, page 115. de l’édition de Leipsic, 1738 : « Il est tems de retourner aux erreurs de Nizolius ; cet homme a prétendu que nous n’avions pas aujourd’hui les véritables ouvrages d’Aristote : mais je trouve pitoyable l’objection qu’il fonde sur les passages de Cicéron, & elle ne sauroit faire la moindre impression sur mon esprit. Est-il bien surprenant qu’un homme accablé de soins, chargé des affaires publiques, tel qu’étoit Cicéron, n’ait pas bien compris le véritable sens de certaines opinions d’un philosophe très-subtil, & qu’il ait pû se tromper

en les parcourant très-légerement ? Quel est l’homme qui puisse se figurer qu’Aristote ait appellé Dieu l’ardeur du ciel ? Si l’on croit qu’Aristote a dit une pareille absurdité, on doit conclurre nécessairement qu’il étoit insensé : cependant nous voyons par les ouvrages qui nous restent, qu’Aristote étoit un grand génie ; pourquoi donc veut-on substituer par force, & contre toute raison, un Aristote fou, à l’Aristote sage ? C’est un genre de critique bien nouveau, & bien singulier, que celui de juger de la supposition des écrits d’un auteur généralement regardé de tous les grands hommes, comme un génie supérieur, par quelques absurdités qui ne s’y trouvent point ; ensorte que pour que les ouvrages d’un philosophe aussi subtil que profond, ne passent point pour supposés, il faudra desormais qu’on y trouve toutes les fautes & toutes les impertinences qu’on lui aura prêtées, soit par inadvertance, soit par malice. Il est bon d’ailleurs de remarquer que Cicéron a été le seul que nous connoissions avoir attribué ces sentimens à Aristote : quant à moi, je suis très-persuadé que tous les ouvrages que nous avons d’Aristote, sont constamment de lui ; & quoique quelques-uns ayent été regardés comme supposés, ou du moins comme suspects, par Jean-François Pic, par Pierre Ramus, par Patricius & par Naudé, je n’en suis pas moins convaincu que ces livres sont véritablement d’Aristote. Je trouve dans tous une parfaite liaison, & une harmonie qui les unit : j’y découvre la même hypothese toûjours bien suivie, & toûjours bien soûtenue : j’y vois enfin la même méthode, la même sagacité & la même habileté ». Il n’est guere surprenant que dans le nombre de quatorze ou quinze mille commentateurs qui ont travaillé sur les ouvrages d’Aristote, il ne s’en soit trouvé quelques-uns qui, pour se donner un grand air de critique, & montrer qu’ils avoient le goût plus fin que les autres, ayent crû devoir regarder comme supposé quelque livre particulier parmi ceux de ce philosophe Grec : mais que peuvent dix ou douze personnes qui auront ainsi pensé, contre plus de quatorze mille dont le sentiment sur les ouvrages d’Aristote est bien différent ? Au reste, aucun d’eux n’a jamais soûtenu qu’ils fussent tous supposés ; chacun, selon son caprice & sa fantaisie, a adopté les uns, & rejetté les autres ; preuve bien sensible que la seule fantaisie a dicté leur décision.

A la tête des ouvrages d’Aristote, sont ceux qui roulent sur l’art oratoire & sur la poëtique : il y a aparence que ce sont les premiers ouvrages qu’il ait composés ; il les destina à l’éducation du prince qui lui avoit été confiée ; on y trouve des choses excellentes, & on les regarde encore aujourd’hui comme des chefs-d’œuvre de goût & de Philosophie. Une lecture assidue des ouvrages d’Homere lui avoit formé le jugement, & donné un goût exquis de la belle Littérature : jamais personne n’a pénétré plus avant dans le cœur humain, ni mieux connu les ressorts invisibles qui le font mouvoir : il s’étoit ouvert, par la force de son génie, une route sûre jusqu’aux sources du vrai beau ; & si aujourd’hui l’on veut dire quelque chose de bon sur la Rhétorique & sur la Poëtique, on se voit obligé de le répéter. Nous ne craignons point de dire que ces deux ouvrages sont ceux qui font le plus d’honneur à sa mémoire ; voyez-en un jugement plus détaillé aux deux articles qui portent leur nom. Ses traités de morale viennent ensuite ; l’auteur y garde un caractere d’honnête-homme qui plaît infiniment : mais par malheur il attiédit au lieu d’échauffer ; on ne lui donne qu’une admiration stérile ; on ne revient point à ce qu’on a lû. La morale est seche & infructueuse quand elle n’offre que des vûes générales & des propositions métaphysiques, plus propres à orner