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gion des Zabiens, qu’ils prétendent être le fruit de la Philosophie. Tout ce qu’ils disent n’a pour appui que des raisonnemens & des conjectures : mais que prouve-t-on par des raisonnemens & des conjectures, quand il faut des témoignages ? Ceux qui sont dans cette persuasion que la Philosophie a été cultivée par les anciens Arabes, sont obligés de convenir eux-mêmes, que les Grecs n’avoient aucune connoissance de ce fait. Que dis-je ? Ils les regardoient comme des peuples barbares & ignorans, & qui n’avoient aucune teinture des lettres. Les écrivains Arabes, si l’on en croit Abulfarage, disent eux-mêmes qu’avant l’Islamisme, ils étoient plongés dans la plus profonde ignorance. Mais ces raisons ne sont pas assez fortes pour leur faire changer de sentiment sur cette Philosophie qu’ils attribuent aux anciens Arabes. Le mépris des Grecs pour cette nation, disent-ils, ne prouve que leur orgueil & non la barbarie des Arabes. Mais enfin quels mémoires peuvent-ils nous produire, & quels auteurs peuvent-ils nous citer en faveur de l’érudition & de la philosophie des premiers Arabes ? Ils conviennent avec Abulfarage qu’ils n’en ont point. C’est donc bien gratuitement qu’ils en font des gens lettrés & adonnés à la Philosophie. Celui qui s’est le plus signalé dans cette dispute, & qui a eu plus à cœur la gloire des anciens Arabes, c’est Joseph Pierre Ludewig. D’abord il commence par nous opposer Pythagore, qui, au rapport de Porphyre, dans le voyage littéraire qu’il avoit entrepris, fit l’honneur aux Arabes de passer chez eux, de s’y arrêter quelque tems, & d’apprendre de leurs Philosophes la divination par le vol & par le chant des oiseaux, espece de divination où les Arabes excelloient. Moyse lui-même, cet homme instruit dans toute la sagesse des Egyptiens, quand il fut obligé de quitter ce royaume, ne choisit-il pas pour le lieu de son exil l’Arabie, préférablement aux autres pays ? Or qui pourra s’imaginer que ce législateur des Hébreux se fût retiré chez les Arabes, si ce peuple avoit été grossier, stupide, ignorant ? Leur origine d’ailleurs ne laisse aucun doute sur la culture de leur esprit. Ils se glorifient de descendre d’Abraham, à qui l’on ne peut refuser la gloire d’avoir été un grand Philosophe. Par quelle étrange fatalité auroient-ils laissé éteindre dans la suite des tems ces premieres étincelles de l’esprit philosophique, qu’ils avoient hérité d’Abraham leur pere commun ? Mais ce qui paroît plus fort que tout cela, c’est que les livres saints pour relever la sagesse de Salomon, mettent en opposition avec elle la sagesse des Orientaux : or ces Orientaux n’étoient autres que les Arabes. C’est de cette même Arabie que la reine de Saba vint pour admirer la sagesse de ce Philosophe couronné ; c’est l’opinion constante de tous les savans. On pourroit prouver aussi par d’excellentes raisons, que les Mages venus d’orient pour adorer le Messie, étoient Arabes. Enfin Abulfarage est obligé de convenir qu’avant l’Islamisme même, à qui l’on doit dans ce pays la renaissance des lettres, ils entendoient parfaitement leur langue, qu’ils en connoissoient la valeur & toutes les propriétés, qu’ils étoient bons Poëtes, excellens Orateurs, habiles Astronomes. N’en est-ce pas assez pour mériter le nom de Philosophes ? Non, vous dira quelqu’un. Il se peut que les Arabes ayent poli leur langue, qu’ils ayent été habiles à deviner & à interpréter les songes, qu’ils ayent réussi dans la composition & dans la solution des énigmes, qu’ils ayent même eu quelque connoissance du cours des astres, sans que pour cela on puisse les regarder comme des Philosophes ; car tous ces arts, si cependant ils en méritent le nom, tendent plus à nourrir & à fomenter la superstition, qu’à faire connoître la vérité, & qu’à purger l’ame des passions qui sont ses tyrans. Pour ce qui regarde Pythagore, rien n’est moins certain que son voyage dans l’orient ; & quand

même nous en conviendrions, qu’en résulteroit-il, sinon que cet imposteur apprit des Arabes toutes ces niaiseries, ouvrage de la superstition, & dont il étoit fort amoureux ? Il est inutile de citer ici Moyse. Si ce saint homme passa dans l’Arabie, & s’il s’y établit en épousant une des filles de Jétro, ce n’étoit pas assûrément dans le dessein de méditer chez les Arabes, & de nourrir leur folle curiosité de systèmes philosophiques. La Providence n’avoit permis cette retraite de Moyse chez les Arabes, que pour y porter la connoissance du vrai Dieu & de sa religion. La Philosophie d’Abraham, dont ils se glorifient de descendre, ne prouve pas mieux qu’ils ayent cultivé cette science. Abraham pourroit avoir été un grand Philosophe & avoir été leur pere, sans que cela tirât à conséquence pour leur philosophie. S’ils ont laissé perdre le fil des vérités les plus précieuses, qu’ils avoient apprises d’Abraham ; si leur religion a dégénéré en une grossiere idolatrie, pourquoi leurs connoissances philosophiques, supposé qu’Abraham leur en eût communiqué quelques-unes, ne se seroient-elles pas aussi perdues dans la suite des tems ? Au reste, il n’est pas trop sûr que ces peuples descendent d’Abraham. C’est une histoire qui paroît avoir pris naissance avec le Mahométisme. Les Arabes ainsi que les Mahométans, pour donner plus d’autorité à leurs erreurs, en font remonter l’origine jusqu’au pere des croyans. Une chose encore qui renverse la supposition de Ludewig, c’est que la philosophie d’Abraham n’est qu’une pure imagination des Juifs, qui veulent à toute force trouver chez eux l’origine & les commencemens des arts & des sciences. Ce que l’on nous oppose de cette reine du midi, qui vint trouver Salomon sur la grande réputation de sa sagesse, & des Mages qui partirent de l’orient pour se rendre à Jérusalem, ne tiendra pas davantage. Nous voulons que cette reine soit née en Arabie : mais est-il bien décidé qu’elle fût de la secte des Zabiens ? On ne peut nier sans doute, qu’elle n’ait été parmi les femmes d’orient une des plus instruites, des plus ingénieuses, qu’elle n’ait souvent exercé l’esprit des rois de l’orient par les énigmes qu’elle leur envoyoit ; c’est-là l’idée que nous en donne l’Historien sacré. Mais quel rapport cela a-t-il avec la philosophie des Arabes ? Nous accordons aussi volontiers que les Mages venus d’orient étoient des Arabes, qu’ils avoient quelque connoissance du cours des astres ; nous ne refusons point absolument cette science aux Arabes ; nous voulons même qu’ils ayent assez bien parlé leur langue, qu’ils ayent réussi dans les choses d’imagination, comme l’éloquence & la poësie : mais on n’en conclurra jamais, qu’ils ayent été pour cela des Philosophes, & qu’ils ayent fort cultivé cette partie de la littérature.

La seconde raison, qu’on fait valoir en faveur de la Philosophie des anciens Arabes, c’est l’histoire du Zabianisme, qui passe pour avoir pris naissance chez eux, & qui suppose nécessairement des connoissances philosophiques. Mais quand même tout ce que l’on en raconte seroit vrai, on n’en pourroit rien conclurre pour la philosophie des Arabes ; puisque le Zabianisme, étant de lui-même une idolatrie honteuse & une superstition ridicule, est plûtôt l’extinction de toute raison qu’une vraie philosophie. D’ailleurs, il n’est pas bien décidé dans quel tems cette secte a pris naissance ; car les hommes les plus habiles, qui ont travaillé pour éclaircir ce point d’histoire, comme Hottinger, Pocock, Hyde, & surtout le docte Spencer, avouent que ni les Grecs, ni les Latins ne font aucune mention de cette secte. Il ne faut pas confondre cette secte de Zabiens Arabes avec ces autres Zabiens dont il est parlé dans les annales de l’ancienne Église orientale, lesquels étoient moitié Juifs & moitié Chrétiens, qui se vantoient d’ê-