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est étonnant qu’il ne se soit pas égaré ; & on ne peut donner une plus grande preuve de la profondeur & de l’étendue de son génie : car Bouillaud avoue qu’il n’a pas entendu les démonstrations d’Archimede, & Viete les a injustement accusées de paralogisme.

Quoiqu’il en soit, ces mêmes démonstrations qui ont coûté tant de peine à Bouillaud & à Viete, & peut-être tant à Archimede, peuvent aujourd’hui être extrèmement facilitées par l’application de l’Algebre à la Géométrie. On en peut dire autant de tous les ouvrages géométriques des Anciens, que presque personne ne lit par la facilité que donne l’Algebre de réduire leurs démonstrations à quelques lignes de calcul.

Cependant M. Newton qui connoissoit mieux qu’un autre tous les avantages de l’Analyse dans la Géométrie, se plaint en plusieurs endroits de ses ouvrages de ce que la lecture des anciens Géometres est abandonnée.

En effet, on regarde communément la méthode dont les anciens se sont servis dans leurs livres de Géométrie, comme plus rigoureuse que celle de l’Analyse ; & c’est principalement sur cela que sont fondées les plaintes de M. Newton, qui craignoit que par l’usage trop fréquent de l’Analyse, la Géométrie ne perdît cette rigueur qui caractérise ses démonstrations. On ne peut nier que ce grand homme ne fût fondé, au moins en partie, à recommander jusqu’à un certain point, la lecture des anciens Géometres. Leurs démonstrations étant plus difficiles, exercent davantage l’esprit, l’accoûtument à une application plus grande, lui donnent plus d’étendue, & le forment à la patience & à l’opiniâtreté si nécessaires pour les découvertes. Mais il ne faut rien outrer ; & si on s’en tenoit à la seule méthode des anciens, il n’y a pas d’apparence que, même avec le plus grand genie, on pût faire dans la Géométrie de grandes découvertes, ou du moins en aussi grand nombre qu’avec le secours de l’Analyse. A l’égard de l’avantage qu’on veut donner aux démonstrations faites à la maniere des anciens, d’être plus rigoureuses que les démonstrations analytiques ; je doute que cette prétension soit bien fondée. J’ouvre les Principes de Newton : je vois que tout y est démontré à la maniere des anciens, mais en même tems je vois clairement que Newton a trouvé ses théorèmes par une autre methode que celle par laquelle il les démontre, & que ses démonstrations ne sont proprement que des calculs analytiques qu’il a traduits & déguisés, en substituant le nom des lignes à leur valeur algébrique. Si on prétend que les démonstrations de Newton sont rigoureuses, ce qui est vrai ; pourquoi les traductions de ces démonstrations en langage algébrique ne seroient-elles pas rigoureuses aussi ? Que j’appelle une ligne AB, ou que je la désigne par l’expression algébrique a, quelle différence en peut-il résulter pour la certitude de la démonstration ? A la vérité la derniere dénomination a cela de particulier, que quand j’aurai désigné toutes les lignes par des caracteres algébriques, je pourrai faire sur ces caracteres beaucoup d’opérations, sans songer aux lignes ni à la figure : mais cela même est un avantage ; l’esprit est soulagé : il n’a pas trop de toutes ses forces pour résoudre certains problèmes, & l’Analyse les épargne autant qu’il est possible ; il suffit de savoir que les principes du calcul sont certains, la main calcule en toute sûreté, & arrive presque machinalement à un résultat qui donne le théorème ou le problème que l’on cherchoit, & auquel sans cela l’on ne seroit point parvenu, ou l’on ne seroit arrivé qu’avec beaucoup de peine. Il ne tiendra qu’à l’Analyste de donner à sa démonstration ou à sa solution la rigueur prétendue qu’on croit lui manquer ; il lui suffira pour cela de traduire la démonstration dans le langage des anciens, comme

Newton a fait les siennes. Qu’on se contente donc de dire, que l’usage trop fréquent & trop facile de l’Analyse peut rendre l’esprit paresseux, & on aura raison, pourvû que l’on convienne en même tems de la nécessité absolue de l’Analyse pour un grand nombre de recherches : mais je doute fort que cet usage rende les démonstrations mathématiques moins rigoureuses. On peut regarder la méthode des anciens, comme une route difficile, tortueuse, embarrassée, dans laquelle le Géometre guide ses lecteurs : l’Analyste, placé à un point de vûe plus élevé, voit, pour ainsi-dire, cette route d’un coup d’œil ; il ne tient qu’à lui d’en parcourir tous les sentiers, d’y conduire les autres, & de les y arrêter aussi long-tems qu’il le veut.

Au reste, il y a des cas où l’usage de l’Analyse, loin d’abréger les démonstrations, les rendroit au contraire plus embarrassées. De ce nombre sont entr’autres plusieurs problemes ou théorèmes, où il s’agit de comparer des angles entr’eux. Ces angles ne sont exprimables analytiquement que par leurs sinus, & l’expression des sinus des angles est souvent compliquée ; ce qui rend les constructions & les démonstrations difficiles en se servant de l’Analyse. Au reste, c’est aux grands Géometres à savoir quand ils doivent faire usage de la méthode des anciens, ou lui préférer l’Analyse. Il seroit difficile de donner sur cela des regles exactes & générales.

Application de la Géométrie à l’Algebre. Quoiqu’il soit beaucoup plus ordinaire & plus commode d’appliquer l’Algebre à la Géométrie, que la Géométrie à l’Algebre ; cependant cette derniere application a lieu en certains cas. Comme on représente les lignes géométriques par des lettres, on peut quelquefois représenter par des lignes les grandeurs numériques que des lettres expriment, & il peut même dans quelques occasions en résulter plus de facilité pour la démonstration de certains théoremes, ou la résolution de certains problèmes. Pour en donner un exemple simple, je suppose que je veuille prendre le quarré de a + b ; je puis par le calcul algébrique démontrer que ce quarré contient le quarré de a, plus celui de b, plus deux fois le produit de a par b. Mais je puis aussi démontrer cette proposition en me servant de la Géométrie. Pour cela, je n’ai qu’à faire un quarré, dont je partagerai la base & la hauteur chacune en deux parties, d’ont j’appellerai l’une a, & l’autre b ; ensuite tirant par les points de division des lignes paralleles aux côtés du quarré, je diviserai ce quarré en quatre surfaces, dont on verra au premier coup d’œil, que l’une sera le quarré de a, une autre celui de b, & les deux autres seront chacune un rectangle formé de a & de b ; d’où il s’ensuit que le quarré du binome a + b contient le quarré de chacune des deux parties, plus deux fois le produit de la premiere par la seconde. Cet exemple très simple & à la portée de tout le monde, peut servir à faire voir comment on applique la Géométrie à l’Algebre, c’est-à-dire, comment on peut se servir quelquefois de la Géométrie pour démontrer les théoremes d’Algebre.

Au reste, l’application de la Géométrie à l’Algebre, n’est pas si nécessaire dans l’exemple que nous venons de rapporter, que dans plusieurs autres, trop compliqués pour que nous en fassions ici une énumération fort étendue. Nous nous contenterons de dire, que la considération, par exemple, des courbes de genre parabolique, & du cours de ces courbes par rapport à leur axe, est souvent utile pour démontrer aisément plusieurs théoremes sur les équations & sur leurs racines. Voyez entr’autres, l’usage que M. l’abbé de Gua a fait de ces sortes de courbes, Mém. Acad. 1741, pour démontrer la fameuse regle de Descartes sur le nombre des racines des équations. Voyez Parabolique, Construction, &c.