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avec un souverain mépris ; n’ayant jamais pû parvenir à concevoir comment les hommes & les arbres subsistoient suspendus en l’air, les piés en haut ; en un mot, tels qu’ils paroissent devoir être dans l’autre hemisphere.

Ils n’ont pas fait réflexion que ces termes en-haut, en-bas, sont des termes purement relatifs, qui signifient seulement plus loin ou plus près du centre de la terre, centre commun où tendent tous les corps pesans ; & qu’ainsi nos antipodes n’ont pas plus que nous la tête en bas & les piés en haut, puisqu’ils ont comme nous les piés plus près du centre de la terre, & la tête plus loin de ce même centre. Avoir la tête en bas & les piés en haut, c’est avoir le corps placé de maniere que la direction de la pesanteur se fasse des piés vers la tête : or c’est ce qui n’a point lieu dans les antipodes ; car ils sont poussés comme nous vers le centre de la terre, suivant une direction qui va de la tête aux piés.

Si nous en croyons Aventinus, Boniface archevêque de Mayence & légat du pape Zacharie, dans le huitieme siecle, déclara hérétique un évêque de ce tems, nommé Virgile, pour avoir osé soûtenir qu’il y avoit des antipodes.

Comme quelques personnes employoient ce fait, quoique mal-à-propos, pour prouver que l’Eglise n’étoit pas infaillible, un anonyme a crû pouvoir le révoquer en doute dans les Mémoires de Trévoux.

Le seul monument, dit l’auteur anonyme, sur lequel ce fait soit appuyé, ainsi que la tradition qui nous l’a transmis, est une lettre du pape Zacharie à Boniface : « S’il est prouvé, lui dit le souverain Pontife dans cette lettre, que Virgile soûtient qu’il y a un autre monde & d’autres hommes sous cette terre, un autre soleil, & une autre lune ; assemblez un Concile ; condamnez-le ; chassez-le de l’Eglise, après l’avoir dépouillé de la Prêtrise, &c. » L’auteur que nous venons de citer, prétend que cet ordre de Zacharie demeura sans effet, que Boniface & Virgile vécurent dans la suite en bonne intelligence, & que Virgile fut même canonisé par le Pape. Mém. de Trévoux, Janvier 1708.

L’anonyme va plus loin. Il soûtient que, quand même cette histoire seroit vraie, on ne pourroit encore accuser le Pape d’avoir agi contre la vérité & contre la justice. Car, dit-il, les notions qu’on avoit alors des antipodes étoient bien différentes des nôtres. « Les démonstrations des Mathématiciens donnerent lieu aux conjectures des Philosophes : ceux-ci assûroient que la mer formoit autour de la terre deux grands cercles qui la divisoient en quatre parties ; que la vaste étendue de l’océan & les chaleurs excessives de la zone-torride empêchoient toute communication entre ces parties ; en sorte qu’il n’étoit pas possible que les hommes qui les habitoient, fussent de la même espece & provinssent de la même tige que nous. Voilà, dit cet auteur, ce que l’on entendoit alors par antipodes. »

Ainsi parle l’anonyme, pour justifier le pape Zacharie : mais toutes ces raisons ne paroissent pas fort concluantes. Car la lettre du pape Zacharie porte, selon l’anonyme même, ces mots : S’il est prouvé que Virgile soûtient qu’il y a un autre monde & d’autres hommes sous cette terre, condamnez-le. Le Pape ne reconnoissoit donc point d’antipodes, & regardoit comme une hérésie d’en soûtenir l’existence. Il est vrai qu’il ajoûte ces mots, un autre soleil, une autre lune. Mais 1o. quelqu’un qui soûtient l’existence des antipodes, peut très-bien soûtenir qu’ils ont un autre soleil & une autre lune que nous ; comme nous disons tous les jours, que le soleil d’Ethiopie n’est pas le même que celui de France ; c’est-à-dire, que l’action du soleil est différente, & agit en différens tems sur ces deux pays ; que la lune de Mars

& celle de Septembre sont différentes, &c. Ainsi ces mots un autre soleil, une autre lune, pouvoient bien, & selon Virgile, & dans la lettre du Pape même, avoir un sens très-simple & très-vrai. Ces mots, un autre soleil sous notre terre, ne signifient pas plus deux soleils, que ces mots, un autre monde sous notre terre, ne signifient une autre terre sous notre terre.

Enfin il est plus que vraissemblable que c’étoit-là en effet le sens de Virgile, puisqu’en admettant la terre sphérique & l’existence des antipodes, c’est une conséquence nécessaire qu’ils ayent le même soleil que nous, lequel les éclaire pendant nos nuits. Aussi l’anonyme supprimant dans la suite de sa dissertation ces mots sous notre terre, qu’il avoit pourtant rapportés d’abord, prétend que le Pape n’a pas nié les antipodes, mais seulement qu’il y eût d’autres hommes, un autre soleil, une autre lune. 2o. Quand même Virgile auroit soûtenu l’existence réelle d’un autre soleil & d’une autre lune pour les antipodes ; il n’y auroit eu en cela qu’une erreur physique, à la vérité assez grossiere, mais qui ne mérite pas, ce me semble, le nom d’hérésie ; & en cas que le Pape eut voulu la qualifier telle, il devoit encore distinguer cette prétendue hérésie de la vérité que soûtenoit Virgile sur l’existence des antipodes ; & ne pas mêler tout ensemble dans la même phrase, ces mots, d’autres hommes sous notre terre, un autre soleil, & une autre lune.

A l’égard de l’opinion générale où l’apologiste anonyme prétend que l’on étoit alors sur les antipodes, que conclurre de-là, sinon que le Pape étoit comme tous les autres dans l’erreur sur ce sujet, mais qu’il n’en étoit pas plus en droit de prendre pour article de foi, une opinion populaire & fausse, & de vouloir faire condamner Virgile comme hérétique, pour avoir soûtenu la vérité contraire.

Enfin la bonne intelligence vraie ou prétendue dans laquelle Boniface & Vingile vécurent depuis, ne prouve point que le pape Zacharie ne se soit pas trompé, en voulant faire condamner Virgile sur les antipodes. Si Virgile se retracta, c’est peut-être tant pis pour lui.

Dans toutes ces discussions, je suppose les faits exactement tels que l’anonyme les raconte ; je n’ignore point que l’opinion la plus généralement reçûe est que le Pape condamna en effet Virgile pour avoir soûtenu l’existence des antipodes, & peut-être cette opinion est-elle la plus vraie : mais la question dont il s’agit, est trop peu importante pour être examinée du côté du fait.[1]

Je suis fort étonné que l’anonyme n’ait pas pris un parti beaucoup plus court & plus sage ; c’étoit de passer condamnation sur l’article du Pape Zacharie, & d’ajoûter que cette erreur physique du Pape ne prouve rien contre l’infaillibilité de l’Eglise. Nous soûtenons le mouvement de la terre, quoique les livres saints semblent attribuer le mouvement au soleil ; parce que dans ce qui n’est point de foi, les livres saints se conforment au langage ordinaire. De même, quoique le Pape ait pû se tromper sur une question de Cosmologie & de Physique, on ne sauroit en conclurre que l’Eglise & les Conciles généraux qui la représentent, ne soient pas infaillibles dans les matieres qui regardent la foi. (Voyez sur cela les décisions du Concile de Constance, & les articles de l’assemblée du Clergé 1682.) Cette réponse est tranchante, & je ne comprends pas comment elle n’est point venue à l’anonyme.

Pour en venir aux sentimens des premiers Chrétiens sur les antipodes, il paroît qu’ils n’étoient point d’accord entr’eux sur ce sujet. Les uns, plûtôt que d’admettre les inductions des Philosophes, nioient jusqu’aux démonstrations des Mathématiciens sur la sphéricité de la terre. Ce fut le parti que Lactance

  1. Voir erratum Tome II, page iv.