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que parce que la tradition avoit conservé les titres des Livres authentiques dont il étoit le véritable auteur.

Rien de plus aisé que de réfuter toutes ces raisons : 1°. ce que l’on dit de la sagesse d’Adam avant sa chûte, n’a aucune analogie avec la Philosophie dans le sens que nous la prenons ; car elle consistoit cette sagesse dans la connoissance de Dieu, de soi-même, & sur-tout dans la connoissance pratique de tout ce qui pouvoit le conduire à la félicité pour laquelle il étoit né. Il est bien vrai qu’Adam a eu cette sorte de sagesse : mais qu’a-t-elle de commun avec cette Philosophie que produisent la curiosité & l’admiration filles de l’ignorance, qui ne s’acquiert que par le pénible travail des réflexions, & qui ne se perfectionne que par le conflit des opinions ? La sagesse avec laquelle Adam fut créé, est cette sagesse divine qui est le fruit de la grace, & que Dieu verse dans les ames mêmes les plus simples. Cette sagesse est sans doute la véritable Philosophie : mais elle est fort différente de celle que l’esprit enfante, & à l’accroissement de laquelle tous les siecles ont concouru. Si Adam dans l’état d’innocence n’a point eu de Philosophie, que devient celle qu’on lui attribue après sa chûte, & qui n’étoit qu’un foible écoulement de la premiere ? Comment veut-on qu’Adam, que son péché suivoit par-tout, qui n’étoit occupé que du soin de fléchir son Dieu, & de repousser les miseres qui l’environnoient, eût l’esprit assez tranquille pour se livrer aux stériles spéculations d’une vaine Philosophie ? Il a donné des noms aux animaux ; est-ce à dire pour cela qu’il en ait bien connu la nature & les propriétés ? Il raisonnoit avec Eve notre grand’mere commune, & avec ses enfans ; en conclurrez-vous pour cela qu’il sût la Dialectique ? avec ce beau raisonnement on transformeroit tous les hommes en Dialecticiens. Il s’est bâti une misérable cabane ; il a gouverné prudemment sa famille, il l’a instruite de ses devoirs, & lui a enseigné le culte de la religion : sont-ce donc là des raisons à apporter pour prouver qu’Adam a été Architecte, Politique, Théologien ? Enfin comment peut-on soûtenir qu’Adam a été l’inventeur des lettres, tandis que nous voyons les hommes long-tems même après le déluge se servir encore d’une écriture hiéroglyphique, laquelle est de toutes les écritures la plus imparfaite, & le premier effort que les hommes ont fait pour se communiquer réciproquement leurs conceptions grossieres ? On voit par-là combien est sujet à contradiction ce que dit l’ingénieux & savant auteur de l’Histoire critique de la Philosophie touchant son origine & ses commencemens : « Elle est née, si on l’en croit, avec le monde ; & contre l’ordinaire des productions humaines, son berceau n’a rien qui la dépare, ni qui l’avilisse. Au-travers des foiblesses & des begayemens de l’enfance, on lui trouve des traits forts & hardis, une sorte de perfection. En effet les hommes ont de tout tems pensé, refléchi, médité : de tout tems aussi ce spectacle pompeux & magnifique que présente l’univers, spectacle d’autant plus intéressant, qu’il est étudié avec plus de soin, a frappé leur curiosité ».

Mais, répondra-t-on, si l’admiration est la mere de la Philosophie, comme nous le dit cet Auteur, elle n’est donc pas née avec le monde, puisqu’il a fallu que les hommes, avant que d’avoir la Philosophie, ayent commencé par admirer. Or pour cela il falloit du tems, il falloit des expériences & des réflexions : d’ailleurs s’imagine-t-on que les premiers hommes eussent assez de tems pour exercer leur esprit sur des systèmes philosophiques, eux qui trouvoient à peine les moyens de vivre un peu commodément ? On ne pense à satisfaire les besoins de l’esprit, qu’après qu’on a satisfait ceux du corps. Les premiers

hommes étoient donc bien éloignés de penser à la Philosophie : « Les miracles de la nature sont exposés à nos yeux long-tems avant que nous ayons assez de raison pour en être éclairés. Si nous arrivions dans ce monde avec cette raison que nous portâmes dans la salle de l’Opéra la premiere fois que nous y entrâmes, & si la toile se levoit brusquement ; frappés de la grandeur, de la magnificence, & du jeu des décorations, nous n’aurions pas la force de nous refuser à la connoissance des grandes vérités qui y sont liées : mais qui s’avise de s’étonner de ce qu’il voit depuis cinquante ans ? Entre les hommes, les uns occupés de leurs besoins n’ont guere eu le tems de se livrer à des spéculations métaphysiques ; le lever de l’astre du jour les appelloit au travail ; la plus belle nuit, la nuit la plus touchante étoit muette pour eux, ou ne leur disoit autre chose, sinon qu’il étoit l’heure du repos : les autres moins occupés, ou n’ont jamais eu occasion d’interroger la nature, ou n’ont pas eu l’esprit d’entendre la réponse. Le génie philosophe dont la sagacité secoüant le joug de l’habitude, s’étonna le premier des prodiges qui l’environnoient, descendit en lui-même, se demanda & se rendit raison de tout ce qu’il voyoit, a dû se faire attendre long-tems, & a pû mourir, sans avoir accrédité ses opinions ». Essai sur le mérite & la vertu, page 92.

Si Adam n’a point eu la Philosophie, il n’y a point d’inconvénient à la refuser à ses enfans Abel & Caïn : il n’y a que George Hornius qui puisse voir dans Caïn le fondateur d’une secte de Philosophie. Vous ne croiriez jamais que Caïn ait jetté les premieres semences de l’épicuréisme, & qu’il ait été Athée. La raison qu’Hornius en donne est tout-à-fait singuliere. Caïn étoit, selon lui, Philosophe, mais Philosophe impie & athée, parce qu’il aimoit l’amusement & les plaisirs, & que ses enfans n’avoient que trop bien suivi les leçons de volupté qu’il leur donnoit. Si l’on est Philosophe Epicurien, parce qu’on écoute la voix de ses plaisirs, & qu’on cherche dans un athéisme pratique l’impunité de ses crimes, les jardins d’Epicure ne suffiroient pas à recevoir tant de Philosophes voluptueux. Ce qu’il ajoûte de la ville que bâtit Caïn, & des instrumens qu’il mit en œuvre pour labourer la terre, ne prouve nullement qu’il fût Philosophe ; car ce que la nécessité & l’expérience, ces premieres institutrices des hommes, leur font trouver, n’a pas besoin des préceptes de la Philosophie. D’ailleurs on peut croire que Dieu apprit au premier homme le moyen de cultiver la terre, comme le premier homme en instruisit lui-même ses enfans.

Le jaloux Caïn ayant porté des mains homicides sur son frere Abel, Dieu fit revivre Abel dans la personne de Seth. Ce fut donc dans cette famille que se conserva le sacré dépôt des premieres traditions qui concernoient la religion. Les partisans de la Philosophie antédiluvienne ne regardent pas Seth seulement comme Philosophe, mais ils veulent encore qu’il ait été grand Astronome. Josephe faisant l’éloge des connoissances qu’avoient acquis les enfans de Seth avant le déluge, dit qu’ils éleverent deux colonnes pour y inscrire ces connoissances, & les transmettre à la postérité. L’une de ces colonnes étoit de brique, l’autre de pierre ; & on n’avoit rien épargné pour les bâtir solidement, afin qu’elles pussent résister aux inondations & aux incendies dont l’univers étoit menacé. Josephe ajoûte que celle de brique subsistoit encore de son tems. Je ne sai si l’on doit faire beaucoup de fond sur un tel passage. Les exagérations & les hyperboles ne coûtent gueres à Josephe, quand il s’agit d’illustrer sa nation. Cet Historien se proposoit sur-tout de montrer la supériorité