Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 1.djvu/530

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tion ; & tel est peut-être l’état de celui qui s’endort, de celui même qui dort, & de celui qui médite très-profondément. S’il arrive à ce dernier de parcourir successivement différens objets, ce n’est point par un acte de sa volonté que cette succession s’exécute, c’est la liaison des objets mêmes qui l’entraîne ; & je ne connois rien d’aussi machinal que l’homme absorbé dans une méditation profonde, si ce n’est l’homme plongé dans un profond sommeil.

Mais quoi qu’il en soit de notre maniere d’être ou de sentir ; quoi qu’il en soit de la vérité ou de la fausseté, de l’apparence ou de la réalité de nos sensations, les résultats de ces mêmes sensations n’en sont pas moins certains par rapport à nous. Cet ordre d’idées, cette suite de pensées qui existe au-dedans de nous-mêmes, quoique fort différente des objets qui les causent, ne laissent pas d’être l’affection la plus réelle de notre individu, & de nous donner des relations avec les objets extérieurs, que nous pouvons regarder comme des rapports réels, puisqu’ils sont invariables, & toûjours les mêmes relativement à nous. Ainsi nous ne devons pas douter que les différences ou les ressemblances que nous appercevons entre les objets, ne soient des différences & des ressemblances certaines & réelles dans l’ordre de notre existence par rapport à ces mêmes objets. Nous pouvons donc nous donner le premier rang dans la nature. Nous devons ensuite donner la seconde place aux animaux ; la troisieme aux végétaux, & enfin la derniere aux minéraux. Car quoique nous ne distinguions pas bien nettement les qualités que nous avons en vertu de notre animalité seule, de celles que nous avons en vertu de la spiritualité de notre ame, ou plûtôt de la supériorité de notre entendement sur celui des bêtes, nous ne pouvons guere douter que les animaux étant doüé, comme nous des mêmes sens, possédant les mêmes principes de vie & de mouvement, & faisant une infinité d’actions semblables aux nôtres, ils n’ayent avec les objets extérieurs, des rapports du même ordre que les nôtres, & que par conséquent nous ne leur ressemblions à bien des égards. Nous, différons beaucoup des végétaux, cependant nous leur ressemblons plus qu’ils ne ressemblent aux minéraux ; & cela, parce qu’ils ont une espece de forme vivante, une organisation animée, semblable en quelque façon à la nôtre ; au lieu que les minéraux n’ont aucun organe.

Pour faire donc l’histoire de l’animal, il faut d’abord reconnoître avec exactitude l’ordre général des rapports qui lui sont propres, & distinguer ensuite les rapports qui lui sont communs avec les végétaux & les minéraux. L’animal n’a de commun avec le minéral que les qualités de la matiere prise généralement ; sa substance a les mêmes propriétés virtuelles ; elle est étendue, pesante, impénétrable, comme tout le reste de la matiere : mais son œconomie est toute différente. Le minéral n’est qu’une matiere brute, insensible, n’agissant que par la contrainte des lois de la méchanique, n’obéissant qu’à la force généralement répandue dans l’univers, sans organisation, sans puissance, dénuée de toutes facultés, même de celle de se reproduire ; substance informe, faite pour être foulée aux piés par les hommes & les animaux, laquelle malgré le nom de métal précieux, n’en est pas moins méprisée par le sage, & ne peut avoir qu’une valeur arbitraire, toûjours subordonnée à la volonté, & toûjours dépendante de la convention des hommes. L’animal réunit toutes les puissances de la nature ; les sources qui l’animent lui sont propres & particulieres ; il veut, il agit, il se détermine, il opere, il communique par ses sens avec les objets les plus éloignés ; son individu est un centre où tout se rapporte ; un point où l’univers entier se réfléchit ; un monde en racourci. Voilà les rapports qui lui sont propres : ceux qui lui sont communs avec

les végétaux, sont les facultés de croître, de se développer, de se reproduire, de se multiplier. On conçoit bien que toutes ces vérités s’obscurcissent sur les limites des regnes, & qu’on auroit bien de la peine à les appercevoir distinctement sur le passage du minéral au végétal, & du végétal à l’animal. Il faut donc dans ce qui précede & ce qui suit, instituer la comparaison entre un animal, un végétal, & un minéral bien décidé, si l’on ne veut s’exposer à tourner à l’infini dans un labyrinthe dont on ne sortiroit jamais.

L’observateur est forcé de passer d’un individu à un autre : mais l’historien de la nature est contraint de l’embrasser par grandes masses ; & ces masses il les coupe dans les endroits de la chaîne où les nuances lui paroissent trancher le plus vivement ; & il se garde bien d’imaginer que ces divisions soient l’ouvrage de la nature.

La différence la plus apparente entre les animaux & les végétaux, paroît être cette faculté de se mouvoir & de changer de lieu dont les animaux sont doüés, & qui n’est pas donnée aux végétaux. Il est vrai que nous ne connoissons aucun végétal qui ait le mouvement progressif : mais nous voyons plusieurs especes d’animaux, comme les huîtres, les galle-insectes, &c. auxquelles ce mouvement paroît avoir été refusé. Cette différence n’est donc pas générale & nécessaire.

Une différence plus essentielle pourroit se tirer de la faculté de sentir, qu’on ne peut guere refuser aux animaux, & dont il semble que les végétaux soient privés. Mais ce mot sentir renferme un si grand nombre d’idées, qu’on ne doit pas le prononcer avant que d’en avoir fait l’analyse : car si par sentir nous entendons seulement faire une action de mouvement à l’occasion d’un choc ou d’une résistance, nous trouverons que la plante appellée sensitive, est capable de cette espece de sentiment comme les animaux. Si au contraire on veut que sentir signifie appercevoir & comparer des perceptions, nous ne sommes pas sûrs que les animaux ayent cette espece de sentiment ; & si nous accordons quelque chose de semblable aux chiens, aux éléphans, &c. dont les actions semblent avoir les mêmes causes que les nôtres, nous le refuserons à une infinité d’especes d’animaux, & surtout à ceux qui nous paroissent être immobiles & sans action. Si on vouloit que les huîtres, par exemple, eussent du sentiment comme les chiens, mais à un degré fort inférieur, pourquoi n’accorderoit-on pas aux végétaux ce même sentiment dans un degré encore au-dessous ? Cette différence entre les animaux & les végétaux n’est pas générale ; elle n’est pas même bien décidée. Mais n’y a-t-il que ces deux manieres de sentir, ou se mouvoir à l’occasion d’un choc ou d’une résistance, ou appercevoir & comparer des perceptions ? il me semble que ce qui s’appelle en moi sentiment de plaisir, de douleur, &c. sentiment de mon existence, &c. n’est ni mouvement, ni perception & comparaison de perceptions. Il me semble qu’il en est du sentiment pris dans ce troisieme sens comme de la pensée, qu’on ne peut comparer à rien, parce qu’elle ne ressemble à rien ; & qu’il pourroit bien y avoir quelque chose de ce sentiment dans les animaux.

Une troisieme différence pourroit être dans la maniere de se nourrir. Les animaux par le moyen de quelques organes extérieurs, saisissent les choses qui leur conviennent, vont chercher leur pâture, choisissent leurs alimens : les plantes au contraire paroissent être réduites à recevoir la nourriture que la terre veut bien leur fournir. Il semble que cette nourriture soit toûjours la même ; aucune diversité dans la maniere de se la procurer ; aucun choix dans l’espece ; l’humidité de la terre est leur seul aliment. Cependant si l’on fait attention à l’organisation & à l’action des racines & des feuilles, on reconnoîtra bientôt que ce sont-là les organes extérieurs dont les vé-