l’Erasistrate, qui surmontant sa répugnance en faveur du genre humain, cherche dans les entrailles du criminel des lumieres utiles ? Quelle différence mettez-vous entre délivrer de la pierre un honnête homme, & disséquer un méchant ? l’appareil est le même de part & d’autre. Mais ce n’est pas dans l’appareil des actions, c’est dans leur objet, c’est dans leurs suites, qu’il faut prendre les notions véritables des vices & des vertus. Je ne voudrois être ni Chirurgien, ni Anatomiste, mais c’est en moi pusillanimité ; & je souhaiterois que ce fût l’usage parmi nous d’abandonner à ceux de cette profession les criminels à disséquer, & qu’ils en eussent le courage. De quelque maniere qu’on considere la mort d’un méchant, elle seroit bien autant utile à la société au milieu d’un amphithéatre que sur un échafaud ; & ce supplice seroit tout au moins aussi redoutable qu’un autre. Mais il y auroit un moyen de ménager le spectateur, l’Anatomiste & le patient : le spectateur & l’Anatomiste, en n’essayant sur le patient que des opérations utiles, & dont les suites ne seroient pas évidemment funestes : le patient, en ne le confiant qu’aux hommes les plus éclairés, & en lui accordant la vie s’il réchappoit de l’opération particuliere qu’on auroit tentée sur lui. L’Anatomie, la Medecine & la Chirurgie ne trouveroient-elles pas aussi leur avantage dans cette condition ? & n’y auroit-il pas des occasions où l’on auroit plus de lumieres à attendre des suites d’une opération, que de l’opération même ? Quant aux criminels, il n’y en a guere qui ne préférassent une opération douloureuse à une mort certaine ; & qui plûtôt que d’être exécutés ne se soûmissent, soit à l’injection de liqueurs dans le sang, soit à la transfusion de ce fluide, & ne se laissassent ou amputer la cuisse dans l’articulation, ou extirper la rate, ou enlever quelque portion du cerveau, ou lier les arteres mammaires & épigastriques, ou scier une portion de deux ou trois côtes, ou couper un intestin dont on insinueroit la partie supérieure dans l’inférieure, ou ouvrir l’œsophage, ou lier les vaisseaux spermatiques sans y comprendre le nerf, ou essayer quelqu’autre opération sur quelque viscere.
Les avantages de ces essais suffiront pour ceux qui savent se contenter de raisons ; nous allons rapporter un fait historique pour les autres. « Au mois de Janvier quatre cens soixante & quatorze il advint, disent les chroniques de Louis XI. pag. 249, édit. de 1620, que ung franc archier de Meudon près Paris, estoit prisonnier ès prisons de Chastelet pour occasion de plusieurs larrecins qu’il avoit faits en divers lieux, & mesmement en l’église dudit Meudon : & pour lesdits cas & comme sacrilége, fut condempné à estre pendu & estranglé au gibet de Paris nommé Montfaulcon, dont il appella en la Court de Parlement, où il fut mené pour discuter de son appel ; par laquelle Court & par son arrest fut ledit franc archier déclaré avoir mal appellé & bien jugé par le Prevost de Paris, par devers lequel fut renvoyé pour exécuter sa sentence : & ce même jour fut remonstré au Roy par les Medecins & Chirurgiens de ladicte ville, que plusieurs & diverses personnes étoient fort travaillez & molestez de la pierre, colicque passion, & maladie du costé, dont pareillement avoit esté fort molesté ledit franc archier ; & aussi des dictes maladies estoit lors fort malade Monsieur du Boccaige, & qu’il seroit fort requis de veoir les lieux où les dictes maladies sont concrées dedens les corps humains, laquelle chose ne pouvoit mieulx être sceuë que inciser le corps d’ung homme vivant, ce qui pouvoit bien estre fait en la personne d’icellui franc archier, que aussi bien estoit prest de souffrir mort ; laquelle ouverture & incision fut faite au corps du dit franc archier, & dedens icellui
pris & regardé les lieux des dites maladies : & après qu’ils eurent été vûs, fut recousu, & ses entrailles remises dedens : & fut par l’ordonnance du Roi fait très-bien penser, & tellement que dedens quinze jours après, il fut bien gueri, & eut remission de ses cas sans despens, & si lui fut donné avecques ce, argent ». Dira-t-on qu’alors on étoit moins superstitieux & plus humain qu’aujourd’hui ? Ce fut pour la premiere fois depuis Celse, qu’on tenta l’opération de la taille, qui a sauvé dans la suite la vie à tant d’hommes.
Mais pour en revenir aux avantages de l’Anatomie pour l’exercice de la Medecine, il paroît que dans cette question chacun a pris le parti qui convenoit à ses lumieres anatomiques : ceux qui n’étoient ni grands Anatomistes, ni par conséquent grands Physiologistes, ont imaginé qu’on pouvoit très-bien se passer de ces deux titres, sans se départir de celui d’habile Medecin. Stahl, Chimiste, paroît avoir été de ce nombre : les autres au contraire ont prétendu que ceux qui n’avoient pas suivi l’Anatomie dans ses labyrinthes, n’étoient pas dignes d’entrer dans le sanctuaire de la Medecine ; & c’étoit le sentiment d’Hoffman, auteur de la Medecine systématique raisonnée ; c’étoit aussi, à ce qu’il semble, celui de Freind : mais il ne vouloit ni systèmes ni hypothèses, dans les autres s’entend ; car pour lui, il ne renonçoit point au droit d’en faire. Cet exemple prouve beaucoup en faveur des empiriques, qui prétendoient, comme nous l’avons fait voir ci-dessus, que les connoissances anatomiques entraîneroient nécessairement dans des hypothèses : mais il n’ôte rien à la certitude des propositions qui suivent.
Premiere proposition. Le corps humain est une machine sujette aux lois de la Méchanique, de la Statique, de l’Hydraulique & de l’Optique ; donc celui qui connoîtra le mieux la machine humaine, & qui ajoûtera à cette connoissance, celle des lois de la Méchanique, sera plus en état de s’assûrer par la pratique & les expériences, de la maniere dont ces lois s’y exécutent, & des moyens de les y rétablir quand elles s’y dérangent ; donc l’Anatomie est absolument nécessaire au Medecin.
Seconde proposition. Le corps humain est une machine sujette à des dérangements qu’on ne peut quelquefois arrêter qu’en divisant le tissu, & qu’en retranchant des parties. Il n’y a presqu’aucun endroit où cette division ne devienne nécessaire : on ampute les piés, les mains, les bras, les jambes, les cuisses, &c. & dans presque toutes les opérations, il y a des parties qu’il faut ménager, & qu’on ne peut offenser, sans exposer le malade à perir. Donc l’Anatomie est indispensable au Chirurgien.
Troisieme proposition. Le corps est une partie de nous-mêmes très-importante ; si cette partie languit, l’autre s’en ressent. Le corps humain est une des plus belles machines qui soient sorties des mains du Créateur. La connoissance de soi-même suppose la connoissance de son corps ; & la connoissance du corps suppose celle d’un enchaînement si prodigieux de causes & d’effets, qu’aucun ne mene plus directement à la notion d’une intelligence toute sage & toute-puissante : elle est, pour ainsi-dire, le fondement de la Théologie naturelle. Galien, dans son livre de la formation du fœtus, fait un crime aux Philosophes de son tems, de s’amuser à des conjectures hasardées sur la nature & la formation du monde, tandis qu’ils ignoroient les premiers élémens de la structure des corps animés. Donc la connoissance anatomique est requise dans un Philosophe.
Quatrieme proposition. Les Magistrats sont exposés tous les jours à faire ouvrir des cadavres, pour y découvrir les causes d’une mort violente ou suspecte ; c’est sur cette ouverture & les apparences qu’elle offrira, qu’ils appuieront leur jugement, & qu’ils pro-