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varice fait naître les amitiés utiles. Le vulgaire qui déclame ordinairement contre l’amitié intéressée, ne sait ce qu’il dit. Il se trompe en ce qu’il ne connoît généralement parlant, qu’une sorte d’amitié intéressée, qui est celle de l’avarice ; au lieu qu’il y a autant de sortes d’affections intéréssées, qu’il y a d’objets de cupidité. Il s’imagine que c’est être criminel que d’être intéressé, ne considérant pas que c’est le desintéressement & non pas l’intérêt qui nous perd. Si les hommes nous offroient d’assez grands biens pour satisfaire notre ame, nous ferions bien de les aimer d’un amour d’intérêt, & personne ne devroit trouver mauvais que nous préférassions les motifs de cet intérêt à ceux de la proximité & de toute autre chose.

La reconnoissance elle-même n’est pas plus exempte de ce principe de l’amour de nous-mêmes ; car quelle différence y a-t-il au fond entre l’intérêt & la reconnoissance ? C’est que le premier a pour objet le bien à venir, au lieu que la derniere a pour objet le bien passé. La reconnoissance n’est qu’un retour délicat de l’amour de nous-mêmes, qui se sent obligé ; c’est en quelque sorte l’élévation de l’intérêt : nous n’aimons point notre bienfaiteur parce qu’il est aimable, nous l’aimons parce qu’il nous a aimés.

La sympathie, qui est la quatrieme source que nous avons marquée de nos affections, est de deux sortes. Il y a une sympathie des corps & une sympathie de l’ame : il faut chercher la cause de la premiere dans le tempérament, & celle de la seconde dans les secrets ressorts qui font agir notre cœur. Il est même certain que ce que nous croyons être une sympathie de tempérament, a quelquefois sa source dans les principes cachés de notre cœur. Pourquoi pensez-vous que je hais cet homme à une premiere vûe quoiqu’il me soit inconnu ? C’est qu’il a quelques traits d’un homme qui m’a offensé, que ces traits frappent mon ame & réveillent une idée de haine sans que j’y fasse réflexion. Pourquoi au contraire aimé-je une personne inconnue dès que je la vois, sans m’informer si elle a du merite ou si elle n’en a pas ? c’est qu’elle a de la conformité ou avec moi ou avec mes enfans & mes amis, en un mot avec quelque personne que j’aurai aimée. Vous voyez donc quelle part a l’amour de nous-mêmes à ces inclinations mystérieuses & cachées, qu’un de nos Poëtes décrit de cette maniere :

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
Dont par les doux accords les ames assorties, &c.


Mais si après avoir parlé des sympathies corporelles, nous entrions dans le détail des sympathies spirituelles, nous connoîtrions qu’aimer les gens par sympathie, n’est proprement que chérir la ressemblance qu’ils ont avec nous : c’est avoir le plaisir de nous aimer en leurs personnes. C’est un charme pour notre cœur de pouvoir dire du bien de nous sans blesser la modestie. Nous n’aimons pas seulement ceux à qui la Nature donne des conformités avec nous, mais encore ceux qui nous ressemblent par art & qui tâchent de nous imiter : ce n’est pas qu’il ne puisse arriver qu’on haïra ceux de qui l’on est mal imité : personne ne veut être ridicule ; on aimeroit mieux être haissable ; ainsi on ne veut jamais de bien aux copies dont le ridicule réjaillit sur l’original.

Mais sur quels principes d’amour propre peut être fondée cette affection que les hommes ont naturellement pour les hommes vertueux, auxquels néanmoins ils ne se soucient pas de ressembler ? car le vice rend à cet égard des hommages forcés à la vertu ; les hommes l’estiment & la respectent.

Je répons qu’il y a fort peu de personnes qui ayent pour jamais renoncé à la vertu, & qui ne s’imaginent que s’ils ne sont pas vertueux en un tems,

ils ne puissent le devenir en un autre. J’ajoûte que la vertu est essentiellement aimable à l’amour de nous-mêmes, comme le vice lui est essentiellement haïssable. La raison en est que le vice est un sacrifice que nous nous faisons des autres à nous-mêmes ; & la vertu un sacrifice que nous faisons au bien des autres de quelque plaisir ou de quelqu’avantage qui nous flattoit. Comment n’aimerions-nous pas la clémence ? elle est toute prête à nous pardonner nos crimes : la libéralité se dépouille pour nous faire du bien : l’humilité ne nous dispute rien ; elle cede à nos prétensions : la tempérance respecte notre honneur, & n’en veut point à nos plaisirs : la justice défend nos droits, & nous rend ce qui nous appartient : la valeur nous défend ; la prudence nous conduit ; la modération nous épargne ; la charité nous fait du bien, &c.

Si ces vertus font du bien, dira-t-on, ce n’est pas à moi qu’elles le font ; je le veux : mais si vous vous trouviez en d’autres circonstances elles vous en feroient : mais elles supposent une disposition à vous en faire dans l’occasion. N’avez-vous jamais éprouvé, qu’encore que vous n’attendiez ni secours ni protection d’une personne riche, vous ne pouvez vous défendre d’avoir pour elle une secrete considération ? Elle naît, non de votre esprit, qui méprise souvent les qualités de cet homme, mais de l’amour de vous-mêmes, qui vous fait respecter en lui jusqu’au simple pouvoir de vous faire du bien ? En un mot, ce qui vous prouve que l’amour de vous-même entre dans celui que vous avez pour la vertu, c’est que vous éprouvez que vous aimez davantage les vertus, à mesure que vous y trouvez plus de rapport & de convenance avec vous. Nous aimons plus naturellement la clémence que la sévérité, la libéralité que l’œconomie, quoique tout cela soit vertu.

Au reste, il ne faut point excepter du nombre de ceux qui aiment ainsi les vertus, les gens vicieux & déréglés : au contraire, il est certain que par cela même qu’ils sont vicieux, ils doivent trouver la vertu plus aimable. L’humilité applanit tous les chemins à notre orgueil, elle est donc aimée d’un orgueilleux ; la libéralité donne, elle ne sauroit donc déplaire à un intéressé ; la tempérance vous laisse en possession de vos plaisirs, elle ne peut donc qu’être agréable à un voluptueux, qui ne veut point de rival ni de concurrent. Auroit-on crû que l’affection que les hommes du monde témoignent pour les gens vertueux eût une source si mauvaise ? & me pardonnera-t-on bien ce paradoxe, si j’avance qu’il arrive souvent que les vices qui sont au-dedans de nous, font l’amour que nous avons pour les vertus des autres ?

Je vais bien plus avant, & j’oserai dire que l’amour de nous-mêmes a beaucoup de part aux sentimens les plus épurés que la morale & la religion nous font avoir pour Dieu. On distingue trois sortes d’amour divin ; un amour d’intérêt, un amour de reconnoissance, & un amour de pure amitié : l’amour d’intérêt se confond avec l’amour de nous-mêmes ; l’amour de reconnoissance, a encore la même source que celui d’intérêt, selon ce que nous en avons dit ci-dessus ; l’amour de pure amitié semble naître indépendamment de tout intérêt & de tout amour de nous-mêmes. Cependant si vous y regardez de près, vous trouverez qu’il a dans le fond le même principe que les autres : car premierement il est remarquable que l’amour de pure amitié ne naît pas tout d’un coup dans l’ame d’un homme à qui l’on fait connoître la religion. Le premier degré de notre sanctification est de se détacher du monde ; le second, c’est d’aimer Dieu d’un amour d’intérêt, en lui donnant tout son attachement, parce qu’on le considere comme le souverain bien ; le