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rêt, l’amitié lui survit à peine ; l’amour propre qui en étoit le fond se porte vers d’autres objets.

Amour de l’estime. Il n’est pas facile de trouver la premiere & la plus ancienne raison pour laquelle nous aimons à être estimés. On ne se satisfait point là-dessus, en disant que nous desirons l’estime des autres, à cause du plaisir qui y est attaché ; car comme ce plaisir est un plaisir de réflexion, la difficulté subsiste, puisqu’il reste toûjours à savoir pourquoi cette estime qui est quelque chose d’étranger & d’éloigné à notre égard, fait notre satisfaction.

On ne réüssit pas mieux en alléguant l’utilité de la gloire ; car bien que l’estime que nous acquérons nous serve à nous faire réüssir dans nos desseins, & nous procure divers avantages dans la société, il y a des circonstances où cette supposition ne sauroit avoir lieu. Quelle utilité pouvoient envisager Mutius, Léonidas, Codrus, Curtius, &c. & par quel intérêt ces femmes Indiennes qui se font brûler après la mort de leurs maris, cherchent-elles en dépit même des lois & des remontrances, une estime à laquelle elles ne survivent point ?

Quelqu’un a dit sur ce sujet, que l’amour propre nourrit avec complaisance une idée de nos perfections, qui est comme son idole, ne pouvant souffrir ce qui choque cette idée, comme le mépris & les injustices, & recherchant au contraire avec passion tout ce qui la flatte & la grossit, comme l’estime & les loüanges. Sur ce principe, l’utilité de la gloire consisteroit en ce que l’estime que les autres font de nous confirme la bonne opinion que nous en avons nous-mêmes. Mais ce qui nous montre que ce n’est point là la principale, ni même l’unique source de l’amour de l’estime ; c’est qu’il arrive presque toûjours que les hommes font plus d’état du mérite apparent qui leur acquiert l’estime des autres, que du mérite réel qui leur attire leur propre estime ; ou si vous voulez, qu’ils aiment mieux avoir des défauts qu’on estime, que de bonnes qualités qu’on n’estime point dans le monde ; & qu’il y a d’ailleurs une infinité de personnes, qui cherchent à se faire considérer par des qualités qu’elles savent bien qu’elles n’ont pas, ce qui prouve qu’elles n’ont pas recours à une estime étrangere, pour confirmer les bons sentimens qu’elles ont d’elles-mêmes.

Qu’on cherche tant qu’on voudra les sources de cette inclination, je suis persuadé qu’on n’en trouvera la raison que dans la sagesse du Créateur. Car comme Dieu se sert de l’amour du plaisir pour conserver notre corps, pour en faire la propagation, pour nous unir les uns avec les autres, pour nous rendre sensibles au bien & à la conservation de la société ; il n’y a point de doute aussi que sa sagesse ne se serve de l’amour de l’estime, pour nous défendre des abaissemens de la volupté, & faire que nous nous portions aux actions honnêtes & loüables, qui conviennent si bien à la dignité de notre nature.

Cette précaution n’auroit point été nécessaire, si la raison de l’homme eût agi seule en lui, & indépendamment du sentiment ; car cette raison pouvoit lui montrer l’honnête, & même le lui faire préférer à l’agréable : mais, parce que cette raison est partiale, & juge souvent en faveur du plaisir, attachant l’honneur & la bienséance à ce qui lui plaît ; il a plû à la sagesse du Créateur de nous donner pour juge de nos actions, non-seulement notre raison, qui se laisse corrompre par la volupté, mais encore la raison des autres hommes, qui n’est pas si facilement séduite.

Amour-propre & de nous-mémes. L’amour est une complaisance dans l’objet aimé. Aimer une chose, c’est se complaire dans sa possession, sa grace, son accroissement ; craindre sa privation, ses déchéances, &c.

Plusieurs Philosophes rapportent généralement à l’amour-propre toute sorte d’attachemens ; ils prétendent qu’on s’approprie tout ce que l’on aime, qu’on n’y cherche que son plaisir & sa propre satisfaction ; qu’on se met soi-même avant tout ; jusques-là qu’ils nient que celui qui donne sa vie pour un autre, le préfere à soi. Ils passent le but en ce point ; car si l’objet de notre amour nous est plus cher, que l’existence sans l’objet de notre amour, il paroît que c’est notre amour qui est notre passion dominante, & non notre individu propre ; puisque tout nous échappe avec la vie, le bien que nous nous étions appropriés par notre amour, comme nôtre, être véritable. Ils répondent que la possession nous fait confondre dans ce sacrifice notre vie & celle de l’objet aimé ; que nous croyons n’abandonner qu’une partie de nous-mêmes pour conserver l’autre : au moins ils ne peuvent nier que celle que nous conservons nous paroît plus considérable que celle que nous abandonnons. Or, dès que nous nous regardons comme la moindre partie dans le tout, c’est une préférence manifeste de l’objet aimé. On peut dire la même chose d’un homme, qui volontairement & de sans-froid meurt pour la gloire : la vie imaginaire qu’il achete au prix de son être réel, est une préférence bien incontestable de la gloire, & qui justifie la distinction que quelques Ecrivains ont mise avec sagesse entre l’amour propre & l’amour de nous-mêmes. Avec l’amour de nous-mêmes, disent-ils, on cherche hors de soi son bohneur ; on s’aime hors de soi davantage, que dans son existence propre ; on n’est point soi-même son objet. L’amour-propre au contraire subordonne tout à ses commodités & à son bien-être : il est à lui-même son objet & sa fin ; desorte qu’au lieu que les passions qui viennent de l’amour de nous-mêmes nous donnent aux choses, l’amour-propre veut que les choses se donnent à nous, & se fait le centre de tout.

L’amour de nous-mêmes ne peut pécher qu’en excès ou en qualité ; il faut que son déreglement consiste en ce que nous nous aimons trop, ou en ce que nous nous aimons mal, ou dans l’un & dans l’autre de ces défauts joints ensemble.

L’amour de nous-mêmes ne peche point en excès : cela paroît de ce qu’il est permis de s’aimer tant qu’on veut, quand on s’aime bien. En effet, qu’est-ce que s’aimer soi-même ? c’est desirer son bien, c’est craindre son mal, c’est rechercher son bonheur. Or j’avoue qu’il arrive souvent qu’on desire trop, qu’on craint trop, & qu’on s’attache à son plaisir, ou à ce qu’on regarde comme son bonheur avec trop d’ardeur : mais prenez garde que l’excès vient du défaut qui est dans l’objet de vos passions, & non pas de la trop grande mesure de l’amour de vous-même. Ce qui le prouve, c’est que vous pouvez & vous devez même desirer sans bornes la souveraine félicité, craindre sans bornes la souveraine misere ; & qu’il y auroit même du déreglement à n’avoir que des desirs bornés pour un bien infini.

En effet, si l’homme ne devoit s’aimer lui-même que dans une mesure limitée, le vuide de son cœur ne devroit pas être infini ; & si le vuide de son cœur ne devoit pas être infini, il s’ensuivroit qu’il n’auroit pas été fait pour la possession de Dieu, mais pour la possession d’objets finis & bornés.

Cependant la religion & l’expérience nous apprennent également le contraire. Rien n’est plus légitime & plus juste que cette insatiable avidité, qui fait qu’après la possession des avantages du monde, nous cherchons encore le souverain bien. De tous ceux qui l’ont cherché dans les objets de cette vie, aucun ne l’a trouvé. Brutus qui avoit fait une profession particuliere de sagesse, avoit crû ne pas se tromper en le cherchant dans la vertu : mais comme il aimoit