boureur préoccupé de ses besoins ? Sans doute elle a ses droits, il en faut convenir. L’art ne peut égaler les hommes ; il les laisse loin les uns des autres dans la même distance où ils sont nés, quand ils ont la même application à cultiver leurs talens : mais quels peuvent être les fruits d’un beau naturel négligé ?
Amour du Prochain. L’amour du prochain est de tous les sentimens le plus juste & le plus utile : il est aussi nécessaire dans la société civile, pour le bonheur de notre vie, que dans le christianisme pour la félicité éternelle.
Amour des sexes. L’amour, partout où il est, est toûjours le maître. Il forme l’ame, le cœur & l’esprit selon ce qu’il est. Il n’est ni petit ni grand, selon le cœur & l’esprit qu’il occupe, mais selon ce qu’il est en lui-même ; & il semble véritablement que l’amour est à l’ame de celui qui aime, ce que l’ame est au corps de celui qu’elle anime.
Lorsque les amans se demandent une sincérité réciproque pour savoir l’un & l’autre quand ils cesseront de s’aimer, c’est bien moins pour vouloir être avertis quand on ne les aimera plus, que pour être mieux assûrés qu’on les aime lorsqu’on ne dit point le contraire.
Comme on n’est jamais en liberté d’aimer ou de cesser d’aimer, l’amant ne peut se plaindre avec justice de l’inconstance de sa maîtresse, ni elle de la légereté de son amant.
L’amour, aussi-bien que le feu, ne peut subsister sans un mouvement continuel, & il cesse de vivre dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre.
Il n’y a qu’une sorte d’amour : mais il y en a mille différentes copies. La plûpart des gens prennent pour de l’amour le desir de la joüissance. Voulez-vous sonder vos sentimens de bonne-foi, & discerner laquelle de ces deux passions est le principe de votre attachement : interrogez les yeux de la personne qui vous tient dans ses chaînes. Si sa présence intimide vos sens & les contient dans une soûmission respectueuse, vous l’aimez. Le véritable amour interdit même à la pensée toute idée sensuelle, tout essor de l’imagination dont la délicatesse de l’objet aimé pourroit être offensée, s’il étoit possible qu’il en fut instruit : mais si les attraits qui vous charment font plus d’impression sur vos sens que sur votre ame ; ce n’est point de l’amour, c’est un appétit corporel.
Qu’on aime véritablement ; & l’amour ne fera jamais commettre des fautes qui blessent la conscience ou l’honneur.
Un amour vrai, sans feinte & sans caprice,
Est en effet le plus grand frein du vice ;
Dans ses liens qui sait se retenir,
Est honnéte-homme, ou va le devenir.
L’Enfant Prodigue, Comédie.
Quiconque est capable d’aimer est vertueux : j’oserois même dire que quiconque est vertueux est aussi capable d’aimer ; comme ce seroit un vice de conformation pour le corps que d’être inepte à la génération, c’en est aussi un pour l’ame que d’être incapable d’amour.
Je ne crains rien pour les mœurs de la part de l’amour, il ne peut que les perfectionner ; c’est lui qui rend le cœur moins farouche, le caractere plus liant, l’humeur plus complaisante. On s’est accoûtumé en aimant à plier sa volonté au gré de la personne chérie ; on contracte par-là l’heureuse habitude de commander à ses desirs, de les maîtriser & de les réprimer ; de conformer son goût & ses inclinations aux lieux, aux tems, aux personnes : mais les mœurs ne sont pas également en sûreté quand on est inquiété par ces saillies charnelles que les hommes grossiers confondent avec l’amour.
De tout ce que nous venons de dire, il s’ensuit que le véritable amour est extrèmement rare. Il en est comme de l’apparition des esprits ; tout le monde en parle, peu de gens en ont vû. Maximes de la Rochefoucauld.
Amour conjugal. Les caracteres de l’amour conjugal ne sont pas équivoques. Un amant, dupe de lui-même, peut croire aimer sans aimer en effet : un mari sait au juste s’il aime. Il a joüi : or la joüissance est la pierre de touche de l’amour ; le véritable y puise de nouveaux feux : mais le frivole s’y éteint.
L’épreuve faite, si l’on connoît qu’on s’est mépris, je ne sai de remede à ce mal que la patience. S’il est possible, substituez l’amitié à l’amour : mais je n’ose même vous flatter que cette ressource vous reste. L’amitié entre deux époux est le fruit d’un long amour, dont la joüissance & le tems ont calmé les bouillans transports. Pour l’ordinaire sous le joug de l’hymen, quand on ne s’aime point on se hait, ou tout au plus les génies de la meilleure trempe se renferment dans l’indifférence.
Des vices dans le caractere, des caprices dans l’humeur, des sentimens opposés dans l’esprit, peuvent troubler l’amour le mieux affermi. Un époux avare prend du dégoût pour une épouse qui, pensant plus noblement, croit pouvoir régler sa dépense sur leurs revenus communs : un prodigue au contraire méprise une femme œconome.
Pour vivre heureux dans le mariage, ne vous y engagez pas sans aimer & sans être aimé. Donnez du corps à cet amour en le fondant sur la vertu. S’il n’avoit d’autre objet que la beauté, les graces & la jeunesse, aussi fragile que ces avantages passagers, il passeroit bien-tôt comme eux : mais s’il s’est attaché aux qualités du cœur & de l’esprit, il est à l’épreuve du tems.
Pour vous acquérir le droit d’exiger qu’on vous aime, travaillez à le mériter. Soyez après vingt ans aussi attentif à plaire, aussi soigneux à ne point offenser, que s’il s’agissoit aujourd’hui de faire agréer votre amour. On ne conserve un cœur que par les mêmes moyens qu’on a employés pour le conquérir. Des gens s’épousent, ils s’adorent en se mariant ; ils savent bien ce qu’ils ont fait pour s’inspirer mutuellement de la tendresse ; elle est le fruit de leurs égards, de leur complaisance, & du soin qu’ils ont eu de ne s’offrir de part & d’autre qu’avec un certain extérieur propre à couvrir leurs défauts, ou du moins à les empêcher d’être desagréables. Que ne continuent-ils sur ce ton là quand ils sont mariés ? & si c’est trop, que n’ont-ils la moitié de leurs attentions passées ? Pourquoi ne se piquent-ils plus d’être aimés quand il y a plus que jamais de la gloire & de l’avantage à l’être ? Quoi, nous qui nous estimons tant, & presque toûjours mal à propos ; nous qui avons tant de vanité, qui aimons tant à voir des preuves de notre mérite, ou de celui que nous nous supposons, faut-il que sans en devenir ni plus loüables ni plus modestes, nous cessions d’être orgueilleux & vains dans la seule occasion peut-être où il va de notre profit & de tout l’agrément de notre vie à l’être ?
Amour paternel. Si la raison dans l’homme, ou plûtôt l’abus qu’il en fait, ne servoit pas quelquefois à dépraver son instinct, nous n’aurions lien à dire sur l’amour paternel : les brutes n’ont pas besoin de nos traités de morale, pour apprendre à aimer leurs petits, à les nourrir & à les élever ; c’est qu’elles ne sont guidées que par l’instinct : or l’instinct, quand il n’est point distrait par les sophismes d’une raison captieuse, répond toûjours au vœu de la Nature, fait son devoir, & ne bronche jamais. Si l’homme étoit donc en ce point conforme aux autres animaux, dès que l’enfant auroit vû la lumiere, sa mere