Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 1.djvu/409

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’ame humaine : mais il n’en est pas ainsi. La parfaite certitude que nous avons de l’immortalité de nos ames ne se fonde que sur ce que Dieu l’a révelée : or la même révélation qui nous apprend que l’ame humaine est immortelle, nous apprend aussi que celle des bêtes n’a pas le même privilége. Ainsi, quoique l’ame des bêtes soit spirituelle, & qu’elle meure avec le corps, cela n’obscurcit nullement le dogme de l’immortalité de nos ames, puisque ce sont là deux vérités de fait dont la certitude a pour fondement commun le témoignage divin. Ce n’est pas que la raison ne se joigne à la révélation pour établir l’immortalité de nos ames : mais elle tire ses preuves d’ailleurs que de la spiritualité. Il est vrai qu’on peut mettre à la tête des autres preuves la spiritualité ; il faut aguerrir les hommes contre les difficultés qui les étonnent : accoûtumés, en vertu d’une pente qui leur est naturelle, à confondre l’ame avec le corps ; voyant du moins, malgré leur distinction, qu’il n’est pas possible de ne pas sentir combien le corps a d’empire sur l’ame, à quel point il influe sur son bonheur & sur sa misere, combien la dépendance mutuelle de ces deux substances est étroite ; on se persuade facilement que leur destinée est la même ; & que puisque ce qui nuit au corps blesse l’ame, ce qui détruit le corps doit aussi nécessairement la détruire. Pour nous munir contre ce préjugé, rien n’est plus efficace que le raisonnement fondé sur la différence essentielle de ces deux êtres, qui nous prouve que l’un peut subsister sans l’autre. Cet argument n’est bon qu’à certains égards, & pourvû qu’on ne le pousse que jusqu’à un certain point. Il prouve seulement que l’ame peut subsister après la mort ; c’est tout ce qu’il doit prouver : cette possibilité est le premier pas que l’on doit faire dans l’examen de nos questions ; & ce premier pas est important. C’est avoir fait beaucoup que de nous convaincre que notre ame est hors d’atteinte à tous les coups qui peuvent donner la mort à notre corps.

Si nous réfléchissons sur la nature de l’ame des bêtes, elle ne nous fournit rien de son fonds qui nous porte à croire que sa spiritualité la sauvera de l’anéantissement. Cette ame, je l’avoue, est immatérielle ; elle a quelque degré d’activité & d’intelligence, mais cette intelligence se borne à des perceptions indistinctes ; cette activité ne consiste que dans des desirs confus, dont ces perceptions indistinctes sont le motif immédiat. Il est très-vraissemblable qu’une ame purement sensitive, & dont toutes les facultés ont besoin, pour se déployer, du secours d’un corps organisé, n’a été faite que pour durer autant que ce corps : il est naturel qu’un principe uniquement capable de sentir, un principe que Dieu n’a fait que pour l’unir à certains organes, cesse de sentir & d’exister, aussi-tôt que ces organes étant dissous, Dieu fait cesser l’union pour laquelle seule il l’avoit créée. Cette ame purement sensitive n’a point de facultés qu’elle puisse exercer dans l’état de séparation d’avec son corps : elle ne peut point croître en félicité, non plus qu’en connoissance, ni contribuer éternellement, comme l’ame humaine, à la gloire du Créateur, par un progrès éternel de lumieres & de vertus. D’ailleurs, elle ne réfléchit point, elle ne prévoit ni ne desire l’avenir, elle est toute occupée de ce qu’elle sent à chaque instant de son existence ; on ne peut donc point dire que la bonté de Dieu l’engage à lui accorder un bien dont elle ne sauroit se former l’idée, à lui préparer un avenir qu’elle n’espere ni ne desire. L’immortalité n’est point faite pour une telle ame ; ce n’est point un bien dont elle puisse joüir ; car pour joüir de ce bien, il faut être capable de réflexion, il faut pouvoir anticiper par la pensée sur l’avenir le plus reculé ; il faut pouvoir se dire à soi-même, je suis immortel, & quoi qu’il arrive,

je ne cesserai jamais d’être, & d’être heureux.

L’objection prise des souffrances des bêtes, est la plus redoutable de toutes celles que l’on puisse faire contre la spiritualité de leur ame : elle est d’un si grand poids, que les Cartésiens ont crû la pouvoir tourner en preuve de leur sentiment, seule capable de les y retenir, malgré les embarras insurmontables où ce sentiment les jette. Si les brutes ne sont pas de pures machines, si elles sentent, si elles connoissent, elles sont susceptibles de la douleur comme du plaisir ; elles sont sujettes à un déluge de maux, qu’elles souffrent sans qu’il y ait de leur faute, & sans l’avoir mérité, puisqu’elles sont innocentes, & qu’elles n’ont jamais violé l’ordre qu’elles ne connoissent point. Où est en ce cas la bonté, où est l’équité du Créateur ? Où est la vérité de ce principe, qu’on doit regarder comme une loi éternelle de l’ordre ? Sous un Dieu juste, on ne peut être misérable sans l’avoir mérité. Mais ce qu’il y a de pis dans leur condition, c’est qu’elles souffrent dans cette vie sans aucun dédommagement dans une autre, puisque leur ame meurt avec le corps ; & c’est ce qui double la difficulté. Le Pere Malbranche a fort bien poussé cette objection dans sa défense contre les accusations de M. de la Ville.

Je répons d’abord que ce principe de S. Augustin, savoir, que sous un Dieu juste on ne peut être misérable sans l’avoir mérité, n’est fait que pour les créatures raisonnables, & qu’on ne sauroit en faire qu’à elles seules d’application juste. L’idée de justice, celle de mérite & de démérite, suppose qu’il est question d’un agent libre, & de la conduite de Dieu à l’égard de cet agent. Il n’y a qu’un tel agent qui soit capable de vice & de vertu, & qui puisse mériter quoi que ce soit. La maxime en question n’a donc aucun rapport à l’ame des bêtes. Cette ame est capable de sentiment, mais elle ne l’est ni de raison, ni de liberté, ni de vice, ni de vertu ; n’ayant aucune idée de regle, de loi, de bien ni de mal moral, elle n’est capable d’aucune action moralement bonne ou mauvaise. Comme chez elle le plaisir ne peut être récompense, la douleur n’y peut être châtiment : il faut donc changer la maxime, & la réduire à celle-ci ; savoir, que sous un Dieu bon aucune créature ne peut être nécessitée à souffrir sans l’avoir mérité : mais loin que ce principe soit évident, je crois être en droit de soûtenir qu’il est faux. L’ame des brutes est susceptible de sensations, & n’est susceptible que de cela : elle est donc capable d’être heureuse en quelque degré. Mais comment le sera-t-elle ? c’est en s’unissant à un corps organisé ; sa constitution est telle que la perception confuse qu’elle aura d’une certaine suite de mouvemens, excités par les objets extérieurs dans le corps qui lui est uni, produira chez elle une sensation agréable : mais aussi, par une conséquence nécessaire, cette ame, à l’occasion de son corps, sera susceptible de douleur comme de plaisir. Si la perception d’un certain ordre de mouvemens lui plaît, il faut donc que la perception d’un ordre de mouvemens tout différens l’afflige & la blesse : or selon les lois générales de la nature, ce corps auquel l’ame est unie doit recevoir assez souvent des impressions de ce dernier ordre, comme il en reçoit du premier, & par conséquent l’ame doit recevoir des sensations douloureuses, aussi-bien que des sensations agréables. Cela même est nécessaire pour l’appliquer à la conservation de la machine dont son existence dépend, & pour la faire agir d’une maniere utile à d’autres êtres de l’univers ; cela d’ailleurs est indispensable : voudriez-vous que cette ame n’eût que des sensations agréables ? Il faudroit donc changer le cours de la nature, & suspendre les lois du mouvement ; car les lois du mouvement produisent cette alternative d’impressions op-