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aux nerfs de l’estomac d’un chien, étant transmis au cerveau, l’oblige de s’ouvrir vers les endroits les plus convenables, pour faire couler les esprits dans les muscles des jambes ; d’où suit le transport de la machine du chien vers la viande qu’on lui offre ? Je ne vois point de raison physique qui montre que l’ébranlement de ce nerf transmis jusqu’au cerveau doit faire refluer les esprits animaux dans les muscles qui produisent ce transport utile à la machine. Quelle force pousse ces esprits précisément de ce côté-là ? Quand on auroit découvert la raison physique qui produit un tel effet, on en chercheroit inutilement la cause finale. La machine insensible n’a aucun intérêt, puisqu’elle n’est susceptible d’aucun bonheur ; rien à proprement parler, ne peut être utile pour elle.

Il en est tout autrement dans l’hypothese du méchanisme réuni avec un principe sensitif ; elle est fondée sur une utilité réelle, je veux dire, sur celle du principe sensitif, qui n’existeroit point, s’il n’y avoit point de machine à laquelle il fût uni. Ce principe étant actif, il a le pouvoir de remuer les ressorts de cette machine, le Créateur les dispose de maniere qu’il les puisse remuer utilement pour son bonheur, l’ayant construit avec tant d’art, que d’un côté les mouvemens qui produisent dans l’ame des sentimens agréables tendent à conserver la machine, source de ces sentimens ; & que d’un autre côté les desirs de l’ame qui répondent à ces sentimens, produisent dans la machine des mouvemens insensibles, lesquels en vertu de l’harmonie qui y regne, tendent à leur tour à la conserver en bon état, afin d’en tirer pour l’ame des sensations agréables. La cause physique de ces mouvemens de l’animal si sagement proportionnés aux impressions des objets, c’est l’activité de l’ame elle-même, qui a la puissance de mouvoir les corps ; elle dirige & modifie son activité conformément aux diverses sensations, qu’excitent en elle certaines impressions externes dès qu’elle y est involontairement appliquée ; impressions qui, selon qu’elles sont agréables ou affligeantes pour l’ame, sont avantageuses ou nuisibles à la machine. D’autre côté à cette force, toute aveugle qu’elle est, se trouve soûmis un instrument si artistement fabriqué, que d’une telle suite d’impressions que fait sur lui cette force aveugle, résultent des mouvemens également réguliers & utiles à cet agent.

Ainsi tout se lie & se soûtient : l’ame, en tant que principe sensitif, est soûmise à un méchanisme qui lui transmet d’une certaine maniere l’impression des objets du dehors ; en tant que principe actif, elle préside elle-même à un autre méchanisme qui lui est subordonné, & qui n’étant pour elle qu’instrument d’action, met dans cette action toute la régularité nécessaire. L’ame de la bête étant active & sensitive tout ensemble, réglant son action sur son sentiment, & trouvant dans la disposition de sa machine & de quoi sentir agréablement, & de quoi exécuter utilement & pour elle, & pour le bien des autres parties de l’univers, est le lien de ce double méchanisme ; elle en est la raison & la cause finale dans l’intention du Créateur.

Mais pour mieux expliquer ma pensée, supposons un de ces chefs-d’œuvres de la méchanique où divers poids & divers ressorts sont si industrieusement ajustés, qu’au moindre mouvement qu’on lui donne, il produit les effets les plus surprenans & les plus agréables à la vûe ; comme vous diriez une de ces machines hydrauliques dont parle M. Regis, une de ces merveilleuses horloges, un de ces tableaux mouvans, une de ces perspectives animées ; supposons qu’on dise à un enfant de presser un ressort, ou de tourner une manivelle, & qu’aussi-tôt on apperçoive des décorations superbes & des paysages rians ; qu’on voye remuer & danser plusieurs figures, qu’on

entende des sons harmonieux, &c. cet enfant n’est-il pas un agent aveugle, par rapport à la machine ? Il en ignore parfaitement la disposition, il ne sait comment & par quelles lois arrivent tous ces effets qui le surprennent ; cependant il est la cause de ces mouvemens ; en touchant un seul ressort il a fait joüer toute la machine ; il est la force mouvante qui lui donne le branle. Le méchanisme est l’affaire de l’ouvrier qui a inventé cette machine pour le divertir : ce méchanisme que l’enfant ignore est fait pour lui, & c’est lui qui le fait agir sans le savoir. Voilà l’ame des bêtes : mais l’exemple est imparfait ; il faut supposer qu’il y ait quelque chose à ce ressort d’où dépend le jeu de la machine, qui attire l’enfant, qui lui plaît & qui l’engage à le toucher. Il faut supposer que l’enfant s’avançant dans une grote, à peine a-t-il appuyé son pied sur un certain endroit où est un ressort, qu’il paroît un Neptune qui vient le menacer avec son trident ; qu’effrayé de cette apparition, il fuit vers un endroit où un autre ressort étant pressé, fasse survenir une figure plus agréable, ou fasse disparoître la premiere. Vous voyez que l’enfant contribue à ceci, comme un agent aveugle, dont l’activité est déterminée par l’impression agréable ou effrayante que lui causent certains objets. L’ame de la bête est de même, & de-là ce merveilleux concert entre l’impression des objets & les mouvemens qu’elle fait à leur occasion. Tout ce que ces mouvemens ont de sage & de régulier est sur le compte de l’intelligence suprême qui a produit la machine, par des vûes dignes de sa sagesse & de sa bonté. L’ame est le but de la machine ; elle en est la force mouvante ; réglée par le méchanisme, elle le regle à son tour. Il en est ainsi de l’homme à certains égards, dans toutes les actions, ou d’habitude, ou d’instinct : il n’agit que comme principe sensitif, il n’est que force mouvante brusquement déterminée par la sensation : ce que l’homme est à certains égards, les bêtes le sont en tout ; & peut-être que si dans l’homme le principe intelligent & raisonnable étoit éteint, on n’y verroit pas moins de mouvemens raisonnés, pour ce qui regarde le bien du corps, ou, ce qui revient à la même chose, pour l’utilité du principe sensitif qui resteroit seul, que l’on n’en remarque dans les brutes.

Si l’ame des bêtes est immatérielle, dit-on, si c’est un esprit comme notre hypothese le suppose, elle est donc immortelle, & vous devez nécessairement lui accorder le privilége de l’immortalité, comme un apanage inséparable de la spiritualité de sa nature. Soit que vous admettiez cette conséquence, soit que vous preniez le parti de la nier, vous vous jettez dans un terrible embarras. L’immortalité de l’ame des bêtes est une opinion trop choquante & trop ridicule aux yeux de la raison même, quand elle ne seroit pas proscrite par une autorité supérieure, pour l’oser soûtenir sérieusement. Vous voilà donc réduit à nier la conséquence, & à soûtenir que tout être immatériel n’est pas immortel : mais dès lors vous anéantissez une des plus grandes preuves que la raison fournisse pour l’immortalité de l’ame. Voici comme l’on a coûtume de prouver ce dogme : l’ame ne meurt pas avec le corps, parce qu’elle n’est pas corps, parce qu’elle n’est pas divisible comme lui, parce qu’elle n’est pas un tout tel que le corps humain, qui puisse périr par le dérangement ou la séparation des parties qui le composent. Cet argument n’est solide, qu’au cas que le principe sur lequel il roule le soit aussi ; savoir, que tout ce qui est immatériel est immortel, & qu’aucune substance n’est anéantie : mais ce principe sera réfuté par l’exemple des bêtes ; donc la spiritualité de l’ame des bêtes ruine les preuves de l’immortalité de l’ame humaine. Cela seroit bon si de ce raisonnement nous concluions l’immortalité