Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 1.djvu/404

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rien coûter à sa puissance & à sa sagesse. L’idée d’une telle harmonie paroît grande & digne de Dieu : cela seul, disent les Cartésiens, doit familiariser un Philosophe avec ces paradoxes si choquans pour le préjugé vulgaire, & qui donnent un ridicule si apparent au Cartésianisme sur ce point.

Une autre considération en faveur du Cartésianisme, qui paroît avoir quelque chose d’ébloüissant, est prise des productions de l’art. On sait jusqu’où est allée l’industrie des hommes dans certaines machines : leurs effets sont inconcevables, & paroissent tenir du miracle dans l’esprit de ceux qui ne sont pas versés dans la méchanique. Rassemblez ici toutes les merveilles dont vous ayez jamais oüi parler en ce genre, des statues qui marchent, des mouches artificielles qui volent & qui bourdonnent ; des araignées de même fabrique qui filent leur toile ; des oiseaux qui chantent ; une tête d’or qui parle ; un Pan qui joue de la flûte : on n’auroit jamais fait l’énumération, même à s’en tenir aux généralités de chaque espece, de toutes ces inventions de l’art qui copie si agréablement la nature. Les ouvrages célebres de Vulcain, ces trépiés qui se promenoient d’eux-mêmes dans l’assemblée des Dieux ; ces esclaves d’or, qui sembloient avoir appris l’art de leur maître, qui travailloient auprès de lui, sont une sorte de merveilleux qui ne passe point la vraissemblance ; & les Dieux qui l’admiroient si fort, avoient moins de lumieres apparemment que les Méchaniciens de nos jours. Voici donc comme nos Philosophes Cartésiens raisonnent. Réunissez tout l’art & tous les mouvemens surprenans de ces différentes machines dans une seule, ce ne sera encore que l’art humain ; jugez ce que produira l’art divin. Remarquez qu’il ne s’agit pas d’une machine en idée que Dieu pourroit produire : le corps de l’animal est incontestablement une machine composée de ressorts infiniment plus déliés que ne seroient ceux de la machine artificielle, où nous supposons que se réuniroit toute l’industrie répandue & partagée entre tant d’autres que nous avons vûes jusqu’ici. Il s’agit donc de savoir si le corps de l’animal étant, sans comparaison, au-dessus de ce que seroit cette machine, par la délicatesse, la variété, l’arrangement, la composition de ses ressorts, nous ne pouvons pas juger, en raisonnant du plus petit au plus grand, que son organisation peut causer cette variété de mouvemens réguliers que nous voyons faire à l’animal ; & si, quoique nous n’ayons pas à beaucoup près là-dessus une connoissance exacte, nous ne sommes pas en droit de juger qu’elle renferme assez d’art pour produire tous ces effets. De tout cela le Cartésien conclut que rien ne nous oblige d’admettre dans les bêtes une ame qui seroit hors d’œuvre, puisque toutes les actions des animaux ont pour derniere fin la conservation du corps, & qu’il est de la sagesse divine de ne rien faire d’inutile, d’agir par les plus simples voies, de proportionner l’excellence & le nombre des moyens à l’importance de la fin ; que par conséquent Dieu n’aura employé que des lois méchaniques pour l’entretien de la machine, & qu’il aura mis en elle-même, & non hors d’elle, le principe de sa conservation & de toutes les opérations qui y tendent. Voilà le plaidoyer des Cartésiens fini ; voyons ce qu’on y répond.

Je mets en fait que si l’on veut raisonner sur l’expérience, on démonte les machines Cartésiennes, & que posant pour fondement les actions que nous voyons faire aux bêtes, on peut aller de consequence en conséquence, en suivant les regles de la plus exacte Logique, jusqu’à démontrer qu’il y a dans les bêtes un principe immatériel, lequel est cause de ces actions. D’abord il ne faut pas chicaner les Cartesiens sur la possibilité d’un méchanisme qui produi-

roit tous ces phénomene. Il faut bien se garder de

les attaquer sur ce qu’ils disent de la fécondité des lois du mouvement, des miraculeux effets du méchanisme, de l’étendue incompréhensible de l’entendement divin ; & sur le parallele qu’ils font des machines que l’art des hommes a construites avec le merveilleux infiniment plus grand que le Créateur de l’univers pourroit mettre dans celles qu’il produiroit. Cette idée féconde & presqu’infinie des possibilités méchaniques, des combinaisons de la figure & du mouvement, jointe à celle de la sagesse & de la puissance du Créateur, est comme le fort inexpugnable du Cartésianisme. On ne sauroit dire où cela ne mene point ; & certainement quiconque a tant soit peu consulté l’idée de l’Être infiniment parfait, prendra bien garde à ne nier jamais la possibilité de quoi que ce soit, pourvû qu’il n’implique pas contradiction.

Mais le Cartésien se trompe, lorsque partant de cette possibilité qu’on lui accorde, il vient argumenter de cette maniere ; Puisque Dieu peut produire des êtres tels que mes automates, qui nous empêchera de croire qu’il les a produits ? Les opérations des brutes, quelque admirables qu’elles nous paroissent, peuvent être le résultat d’une combinaison de ressorts, d’un certain arrangement d’organes, d’une certaine application précise des lois générales du mouvement, application que l’art divin est capable de concevoir & de produire : donc il ne faut point attribuer aux bêtes un principe qui pense & qui sent, puisque tout peut s’expliquer sans ce principe ; donc il faut conclurre qu’elles sont de pures machines. On fera bien alors de lui nier cette conséquence, & de lui dire : nous avons certitude qu’il y a dans les bêtes un principe qui pense & qui sent ; tout ce que nous leur voyons faire conduit à un tel principe ; donc nous sommes fondés à le leur attribuer, malgré la possibilité contraire qu’on nous oppose : remarquez qu’il s’agit ici d’une question de fait, savoir, si dans les bêtes un tel principe existe ou n’existe point : nous voyons les actions des bêtes, il s’agit de découvrir quelle en est la cause ; & nous sommes astraints ici à la même maniere de raisonner dont les Physiciens se servent dans la recherche des causes naturelles, & que les Historiens employent quand ils veulent s’assûrer de certains évenemens. Les mêmes principes qui nous conduisent à la certitude sur les questions de ce genre, doivent nous déterminer dans celle-ci.

La premiere regle, c’est que Dieu ne sauroit nous tromper. Voici la seconde : la liaison d’un grand nombre d’apparences ou d’effets réunis avec une cause qui les explique, prouve l’existence de cette cause. Si la cause supposée explique tous les phénomenes connus, s’ils se réunissent tous à un même principe, comme autant de lignes dans un centre commun ; si nous ne pouvons imaginer d’autre principe qui rende raison de tous ces phénomenes que celui-là ; nous devons tenir pour indubitable l’existence de ce principe. Voilà le point fixe de certitude au-delà duquel l’esprit humain ne sauroit aller ; car il est impossible que notre esprit demeure en suspens, lorsqu’il y a raison suffisante d’un côté, & qu’il n’y en a point de l’autre. Si nous nous trompons malgré cela, c’est Dieu qui nous trompe, puisqu’il nous a faits de telle maniere, & qu’il ne nous a point donné d’autre moyen de parvenir à la certitude sur de pareils sujets. Si les bêtes sont de pures machines, Dieu nous trompe ; cet argument est le coup fatal à l’hypothese des machines.

Avoüons-le d’abord ; si Dieu peut faire une machine, qui par la seule disposition de ses ressorts exécute toutes les actions surprenantes que l’on admire dans un chien ou dans un singe, il peut former d’au-