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contre l’immatérialité de l’ame des bêtes, ne l’avoit forcé, pour ainsi dire, à s’y jetter. L’opinion des machines sauvoit deux grandes objections, l’une contre l’immortalité de l’ame, l’autre contre la bonté de Dieu. Admettez le système des automates, ces deux difficultés disparoissent : mais on ne s’étoit pas apperçu qu’il en venoit bien d’autres du fond du système même. On peut observer en passant que la Philosophie de Descartes, quoiqu’en aient pû dire ses envieux, tendoit toute à l’avantage de la religion ; l’hypothese des machines en est une preuve.

Le Cartésianisme a toûjours triomphé, tant qu’il n’a eu en tête que les ames matérielles d’Aristote, que ces substances incompletes tirées de la puissance de la matiere, pour faire avec elles un tout substantiel qui pense & qui connoît dans les bêtes. On a si bien mis en déroute ces belles entités de l’école, que je ne pense pas qu’on s’avise de les reproduire jamais : ces fantômes n’oseroient soûtenir la lumiere d’un siecle comme le nôtre ; & s’il n’y avoit pas de milieu entr’eux & les automates Cartésiens, on seroit obligé d’admettre ceux-ci. Heureusement depuis Descartes, on s’est apperçû d’un troisieme parti qu’il y avoit à prendre ; & c’est depuis ce tems que le ridicule du système des automates s’est développé. On en a l’obligation aux idées plus justes qu’on s’est faites, depuis quelque tems, du monde intellectuel. On a compris que ce monde doit être beaucoup plus étendu qu’on ne croyoit, & qu’il renferme bien d’autres habitans que les Anges, & les ames humaines ; ample ressource pour les Physiciens, partout où le méchanisme demeure court, en particulier quand il s’agit d’expliquer les mouvemens des brutes.

En faisant l’exposé du fameux système des automates, tâchons de ne rien omettre de ce qu’il a de plus spécieux, & de représenter en racourci toutes les raisons directes qui peuvent établir ce système. Elles se réduisent à ceci ; c’est que le seul méchanisme rendant raison des mouvemens des brutes, l’hypothèse qui leur donne une ame est fausse, par cela même qu’elle est superflue. Or c’est ce qu’il est aisé de prouver, en supposant une fois ce principe, que le corps animal a déjà en lui-même, indépendamment de l’ame, le principe de sa vie & de son mouvement : c’est dequoi l’expérience nous fournit des preuves incontestables.

1°. Il est certain que l’homme fait un grand nombre d’actions machinalement, c’est-à-dire, sans s’en appercevoir lui-même, & sans avoir la volonté de les faire ; actions que l’on ne peut attribuer qu’à l’impression des objets & à une disposition primitive de la machine, où l’influence de l’ame n’a aucune part. De ce nombre sont les habitudes corporelles, qui viennent de la réitération fréquente de certaines actions, à la présence de certains objets ; ou de l’union des traces que diverses sensations ont laissées dans le cerveau ; ou de la liaison d’une longue suite de mouvemens, qu’on aura réitérés souvent dans le même ordre, soit fortuitement, soit à dessein. A cela se rapportent toutes les dispositions acquises par l’art. Un musicien, un joüeur de luth, un danseur, exécutent les mouvemens les plus variés & les plus ordonnés tout ensemble, d’une maniere très-exacte, sans faire la moindre attention à chacun de ces mouvemens en particulier : il n’intervient qu’un seul acte de la volonté, par où il se détermine à chanter, ou joüer un tel air, & donne le premier branle aux esprits animaux ; tout le reste suit régulierement sans qu’il y pense. Rapportez à cela tant d’actions surprenantes des gens distraits, des somnambules, &c. dans tous ces cas les hommes sont autant d’automates.

2°. Il y a des mouvemens naturels tellement involontaires, que nous ne saurions les retenir, par

exemple, ce méchanisme admirable qui tend à conserver l’équilibre, lorsque nous nous baissons, lorsque nous marchons sur une planche étroite, &c.

3°. Les goûts & les antipathies naturelles pour certains objets, qui dans les enfans précedent le discernement & la connoissance, & qui quelquefois dans les personnes formées surmontent tous les efforts de la raison, ont leur fondement dans le méchanisme, & sont autant de preuves de l’influence des objets sur les mouvemens du corps humain.

4°. On sait combien les passions dépendent du degré du mouvement du sang & des impressions réciproques que produisent les esprits animaux sur le cœur & sur le cerveau, dont l’union par l’entremise des nerfs est si étroite. On sait comment les impressions du dehors peuvent exciter ces passions, ou les fortifier, en tant qu’elles sont de simples modifications de la machine. Descartes dans son traité des Passions, & le P. Malebranche dans sa Morale, expliquent d’une maniere satisfaisante le jeu de la machine à cet égard ; & comment, sans le secours d’aucune pensée, par la correspondance & la sympathie merveilleuse des nerfs & des muscles, chacune de ces passions, considérée comme une émotion toute corporelle, répand sur le visage un certain air qui lui est propre, est accompagnée du geste & du maintien naturel qui la caractérise, & produit dans tout le corps des mouvemens convenables à ses besoins & proportionnés aux objets.

Il est aisé de voir où doivent aboutir toutes ces réflexions sur le corps humain, considéré comme un automate existant indépendamment d’une ame, ou d’un principe de sentiment & d’intelligence : c’est que si nous ne voyons faire aux brutes que ce qu’un tel automate pourroit exécuter en vertu de son organisation, il n’y a, ce semble, aucune raison qui nous porte à supposer un principe intelligent dans les brutes, & à les regarder autrement que comme de pures machines ; n’y ayant alors que le préjugé qui nous fasse attacher au mouvement des bêtes, les mêmes pensées qui accompagnent en nous des mouvemens semblables.

Rien ne donne une plus juste idée des automates Cartésiens, que la comparaison employée par M. Regis, de quelques machines hydrauliques que l’on voit dans les grottes & dans les fontaines de certaines maisons des Grands, où la seule force de l’eau déterminée par la disposition des tuyaux, & par quelque pression extérieure, remue diverses machines. Il compare les tuyaux des fontaines aux nerfs ; les muscles, les tendons, &c. sont les autres ressorts qui appartiennent à la machine ; les esprits sont l’eau qui les remue ; le cœur est comme la source ; & les cavités du cerveau sont les regards. Les objets extérieurs, qui par leur présence agissent sur les organes des sens des bêtes, sont comme les étrangers qui entrant dans la grotte, selon qu’ils mettent le pié sur certains carreaux disposés pour cela, font remuer certaines figures ; s’ils s’approchent d’une Diane, elle fuit & se plonge dans la fontaine ; s’ils avancent davantage, un Neptune s’approche, & vient les menacer avec son trident. On peut encore comparer les bêtes dans ce système, à ces orgues qui joüent différens airs, par le seul mouvement des eaux : il y aura de même, disent les Cartésiens, une organisation particuliere dans les bêtes, que le Créateur y aura produite, & qu’il aura diversement réglée dans les diverses especes d’animaux, mais toûjours proportionnément aux objets, toûjours par rapport au grand but de la conservation de l’individu & de l’espece. Rien de plus aisé que cela au suprème ouvrier, à celui qui connoît parfaitement la disposition & la nature de tous ces objets qu’il a créés. L’établissement d’une si juste correspondance ne doit