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l’esprit humain, sont remués de la même maniere, & reçoivent les mêmes impressions dans la tête d’un Arabe que dans celle d’un François ; par conséquent encore un Arabe attacheroit au mot de Dieu, la même idée que le François, parce que les petits corps subtils & agités qui composent l’esprit humain, selon Epicure & les Athées, ne sont pas d’une autre nature chez les Arabes que chez les François. Pourquoi donc l’esprit de l’Arabe ne se forme-t-il à la prononciation du mot Dieu, aucune autre idée que celle d’un son, & que l’esprit d’un François joint à l’idée de ce son celle d’un être tout parfait, Créateur du ciel & de la terre ? Voici un détroit pour les Athées & pour ceux qui nient la spiritualité de l’ame, d’où ils ne pourront se tirer, puisque jamais ils ne pourront rendre raison de cette différence qui se rencontre entre l’esprit de l’Arabe & celui du François.

Cet argument est sensible, quoiqu’on n’y fasse pas assez de réflexion ; car chacun sait que cette différence vient de l’établissement des langues, suivant lequel on est convenu de joindre au son de ce mot Dieu, l’idée d’un être tout parfait ; & comme l’Arabe qui ne sait pas la langue Françoise ignore cette convention, il ne reçoit que la seule idée du son, sans y en joindre aucune autre. Cette vérité est constante, & il n’en faut pas davantage pour détruire les principes d’Epicure, d’Hobbes, & de Spinosa ; car je voudrois bien savoir quelle seroit la partie contractante dans cette convention ; à ce mot Dieu, je joindrai l’idée d’un être tout parfait ; ce ne sera pas ce corps sensible & palpable, chacun en convient ; ce ne sera pas aussi cet amas de corps subtils & agités, qui sont l’esprit humain, selon le sentiment de ces Philosophes, parce que ces esprits reçoivent toutes les impressions de l’objet, sans pouvoir rien faire au-delà : or ces impressions étoient les mêmes, & parfaitement semblables, lorsque l’Arabe entendoit prononcer ce mot Dieu, sans savoir pourtant ce qu’il signifioit. Il faut donc nécessairement qu’il y ait quelqu’autre cause que ces petits corps avec laquelle on convienne qu’à ce mot Dieu, l’ame se représentera l’être tout parfait, de la même maniere qu’on peut convenir avec le Gouverneur d’une place assiégée, qu’à la décharge de vingt ou trente volées de canon, il doit assûrer les habitans qu’ils seront bien-tôt secourus. Mais comme ces signaux seroient inutiles, si on ne supposoit dans la place un Gouverneur sage & intelligent, pour raisonner & pour tirer de ces signaux les conséquences dont on seroit convenu avec lui ; de même aussi il est nécessaire de concevoir dans l’homme un principe capable de former telles ou telles idées, à telle ou telle détermination, à tel ou tel mouvement de ces petits corps qui reçoivent quelque impression de la prononciation des mots, comme l’idée d’un être tout parfait à la prononciation du mot Dieu. Ainsi il est clair & certain qu’il doit y avoir dans l’homme une cause dont l’essence soit de penser, avec laquelle on convient de la signification des mots. Il est encore clair & certain que cette cause ne peut être une substance matérielle, parce que l’on convient avec elle qu’au mouvement de la matiere ou de ces petits corps, elle se formera telle ou telle idée. Il est donc clair & certain que l’ame de l’homme n’est pas un corps, mais que c’est une substance distinguée du corps, de laquelle l’essence est de penser, c’est-à-dire, d’avoir la faculté de penser.

Il en est de l’idée des objets qui se présentent à nos yeux, comme des sons qui frappent l’oreille ; & comme il est nécessaire qu’on soit convenu avec un Chinois qu’il se représentera un être tout parfait à la prononciation du mot François Dieu, il faut aussi de même qu’il y ait une certaine convention entre les impressions que les objets font au fond de nos

yeux & de notre esprit, pour se représenter tels ou tels objets, à la présence de telles ou telles impressions. Car, 1°. quand on a les yeux ouverts, en pensant fortement à quelque chose, il arrive très-souvent qu’on n’apperçoit pas les objets qui sont devant soi, quoiqu’ils envoyent à nos yeux les mêmes especes & les mêmes rayons, que lorsqu’on y fait plus d’attention. De sorte qu’outre tout ce qui se passe dans l’œil & dans le cerveau, il faut qu’il y ait encore quelque chose qui considere & qui examine ces impressions de l’objet, pour le voir & pour le connoître. Mais il faut encore que cette cause qui examine ces impressions, puisse se former à leur présence l’idée de l’objet qu’elles nous font connoître : car il ne faut pas s’imaginer que les impressions que produit un objet dans notre œil & dans le cerveau, puissent être semblables à cet objet. Je sai qu’il y a des Philosophes qui se représentent ce qui émane des corps, & qu’ils nomment des especes intentionnelles comme de petits portraits de l’objet : mais je sai aussi qu’ils ne sont en cela rien moins que Philosophes. Car quand je regarde un cheval noir, par exemple, si ce qui émane de ce cheval étoit semblable au cheval, l’air devroit recevoir l’impression de la noirceur, puisque cette espece doit être imprimée dans l’air, ou dans l’eau, ou dans le verre au travers duquel elle passe avant de venir à mon œil ; & on ne pourra rendre aucune raison suffisante de cette différence qui s’y trouve, ni dire pourquoi cette espece intentionnelle imprimeroit sa ressemblance dans mon œil & dans les esprits du cerveau, si elle ne les a pas imprimées dans l’air, parce que les esprits du cerveau sont & plus subtils & plus agités que n’est l’air, ou l’eau, & le crystal, par le moyen desquels cette espece est parvenue jusqu’à moi. On ne peut aussi rendre raison, pourquoi nous n’appercevons pas les objets dans l’obscurité ; car quand je suis dans une chambre fermée, proche d’un objet, pourquoi ne l’apperçois-je pas, s’il envoie de lui-même des especes intentionnelles qui le représentent ? J’en suis proche, j’ouvre les yeux, je fais tous mes efforts pour l’appercevoir, & pourtant je ne vois rien. Il faut donc croire que je n’apperçois les objets que par la lumiere qu’ils réfléchissent à mes yeux, qui est diversement déterminée, selon la diversité de la figure & du mouvement de l’objet : or entre des rayons de lumiere diversement déterminés, & l’objet que j’apperçois, par exemple, un cheval noir, il y a si peu de proportion & de ressemblance, qu’il faut reconnoître une cause supérieure à tous ces mouvemens, qui ayant en soi la faculté de penser, produit des idées de tel ou tel objet, à la présence de telles ou de telles impressions que les objets causent dans le cerveau par l’organe des yeux, comme par celui de l’oreille.

Quelle sera donc cette cause ? Si c’est un corps, on retombe dans les mêmes difficultés qu’auparavant ; on ne trouvera que des mouvemens & des figures, & rien de tout cela n’est la pensée que je cherche : sera-ce huit, dix ou douze atomes qui composeront cette pensée & cette réflexion ? Supposons que ce sont dix atomes, je demande ce que fait chacun de ces atomes ; est-ce une partie de ma pensée, ou ne l’est-ce pas ? si ce n’est pas une partie de ma pensée, elle n’y contribue en rien ; si elle en est une partie, ce sera la dixieme. Or bien loin que je conçoive la dixieme partie d’une pensée, je sens au contraire clairement que ma pensée est indivisible ; soit que je pense à tout un cheval, ou que je ne pense qu’à son œil, ma pensée est toûjours une pensée & une action de mon ame, de même nature & de même espece : soit que je pense à la vaste étendue de l’univers, ou que je médite sur un atome d’Epicure & sur un point mathématique ; soit que je pense à l’être,