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destiné principalement à l’éloge des grands Hommes. Son mérite, dont il a forcé notre siecle à convenir, ne sera bien connu que quand le tems aura fait taire l’envie ; & son nom, cher à la partie de notre nation la plus éclairée, ne peut blesser ici personne. Mais dût-il déplaire à quelques prétendus Mécenes, un Philosophe seroit bien à plaindre, si même en matiere de sciences & de goût, il ne se permettoit pas de dire la vérité.

Voilà les biens que nous possédons. Quelle idée ne se formera-t-on pas de nos trésors littéraires, si l’on joint aux Ouvrages de tant de grands Hommes les travaux de toutes les Compagnies savantes, destinées à maintenir le goût des Sciences & des Lettres, & à qui nous devons tant d’excellens Livres ! De pareilles Sociétés ne peuvent manquer de produire dans un État de grands avantages ; pourvû qu’en les multipliant à l’excès, on n’en facilite point l’entrée à un trop grand nombre de gens médiocres ; qu’on en bannisse toute inégalité propre à éloigner ou à rebuter des hommes faits pour éclairer les autres ; qu’on n’y connoisse d’autre supériorité que celle du génie ; que la considération y soit le prix du travail ; enfin que les récompenses y viennent chercher les talens, & ne leur soient point enlevées par l’intrigue. Car il ne faut pas s’y tromper : on nuit plus aux progrès de l’esprit, en plaçant mal les récompenses qu’en les supprimant. Avoüons même à l’honneur des lettres, que les Savans n’ont pas toujours besoin d’être récompensés pour se multiplier. Témoin l’Angleterre, à qui les Sciences doivent tant, sans que le Gouvernement fasse rien pour elles. Il est vrai que la Nation les considere, qu’elle les respecte même ; & cette espece de récompense, supérieure à toutes les autres, est sans doute le moyen le plus sûr de faire fleurir les Sciences & les Arts ; parce que c’est le Gouvernement qui donne les places, & le Public qui distribue l’estime. L’amour des Lettres, qui est un mérite chez nos voisins, n’est encore à la vérité qu’une mode parmi nous, & ne sera peut-être jamais autre chose ; mais quelque dangereuse que soit cette mode, qui pour un Mécene éclairé produit cent Amateurs ignorans & orgueilleux, peut-être lui sommes-nous redevables de n’être pas encore tombés dans la barbarie où une foule de circonstances tendent à nous précipiter.

On peut regarder comme une des principales, cet amour du faux bel esprit, qui protege l’ignorance, qui s’en fait honneur, & qui la répandra universellement tôt ou tard. Elle sera le fruit & le terme du mauvais goût ; j’ajoûte qu’elle en sera le remede. Car tout a des révolutions reglées, & l’obscurité se terminera par un nouveau siecle de lumiere. Nous serons plus frappés du grand jour, après avoir été quelque tems dans les ténebres. Elles seront comme une espece d’anarchie très-funeste par elle-même, mais quelquefois utile par ses suites. Gardons-nous pourtant de souhaiter une révolution si redoutable ; la barbarie dure des siecles, il semble que ce soit notre élément ; la raison & le bon goût ne font que passer.

Ce seroit peut-être ici le lieu de repousser les traits qu’un Écrivain éloquent & philosophe[1] a lancé depuis peu contre les Sciences & les Arts, en les accusant de corrompre les mœurs. Il nous siéroit mal d’être de son sentiment à la tête d’un Ouvrage tel que celui-ci ; & l’homme de mérite dont nous parlons semble avoir donné son suffrage à notre travail par le zele & le succès avec lequel il y a concouru. Nous ne lui reprocherons point d’avoir confondu la culture de l’esprit avec l’abus qu’on en peut faire ; il nous répondroit sans doute que cet abus en est inséparable : mais nous le prierons d’examiner si la plûpart des maux qu’il attribue aux Sciences & aux Arts, ne sont point dûs à des causes toutes différentes, dont l’énumération seroit ici aussi longue que délicate. Les Lettres contribuent certainement à rendre la société plus aimable ; il seroit difficile de prouver que les hommes en sont meilleurs, & la vertu plus commune : mais c’est un privilége qu’on peut disputer à la Morale même ; & pour dire encore plus, faudra-t-il proscrire les lois, parce que leur nom sert d’abri à quelques crimes, dont les auteurs seroient punis dans une république de Sauvages ? Enfin, quand nous ferions ici au desavantage des connoissances humaines un aveu dont nous sommes bien éloignés, nous le sommes encore plus de croire qu’on gagnât à les détruire : les vices nous resteroient, & nous aurions l’ignorance de plus.

Finissons cette histoire des Sciences, en remarquant que les différentes formes de gouvernement qui influent tant sur les esprits & sur la culture des Lettres, déterminent aussi les especes de connoissances qui doivent principalement y fleurir, & dont chacune a son mérite particulier. Il doit y avoir en général dans une République plus d’Orateurs, d’Historiens, & de Philosophes ; & dans une Monarchie, plus de Poëtes, de Théologiens, & de Géometres. Cette regle n’est pourtant pas si absolue, qu’elle ne puisse être altérée & modifiée par une infinité de causes.


Aprés les réflexions & les vûes générales que nous avons crû devoir placer à la tête

  1. M. Rousseau de Genêve, Auteur de la Partie de l’Encyclopédie qui concerne la Musique, & dont nous espérons que le Public sera très satisfait, a composé un Discours fort éloquent, pour prouver que le rétablissement des Sciences & des Arts a corrompu les mœurs. Ce Discours a été couronné en 1750 par l’Académie de Dijon, avec les plus grands éloges ; il a été imprimé à Paris au commencement de cette année 1751, & a fait beaucoup d’honneur à son Auteur.