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bouroit une piece de terre qu’il possédoit au-delà du Tibre, quand il reçut ses provisions de Dictateur ; Quintius Cincinnatus quitta ce tranquille exercice ; prit le commandement des armées ; vainquit les ennemis ; fit passer les captifs sous le joug ; reçut les honneurs du triomphe, & fut à son champ au bout de seize jours. Tout dans les premiers tems de la République & les plus beaux jours de Rome, marqua la haute estime qu’on y faisoit de l’agriculture : les gens riches, locupletes, n’étoient autre chose que ce que nous appellerions aujourd’hui de gros Laboureurs & de riches Fermiers. La premiere monnoie, pecunia à pecu, porta l’empreinte d’un mouton ou d’un bœuf, comme symboles principaux de l’opulence : les registres des Questeurs & des Censeurs s’appellerent pascua. Dans la distinction des citoyens Romains, les premiers & les plus considérables furent ceux qui formoient les tribus rustiques, rusticæ tribus : c’étoit une grande ignominie, d’être réduit, par le défaut d’une bonne & sage œconomie de ses champs, au nombre des habitans de la ville & de leurs tribus, in tribu urbana. On prit d’assaut la ville de Carthage : tous les livres qui remplissoient ses Bibliotheques furent donnés en présent à des Princes amis de Rome ; elle ne se réserva pour elle que les vingt-huit livres d’agriculture du Capitaine Magon. Decius Syllanus fut chargé de les traduire ; & l’on conserva l’original & la traduction avec un très-grand soin. Le vieux Caton étudia la culture des champs, & en écrivit : Ciceron la recommande à son fils, & en fait un très bel éloge : Omnium rerum, lui dit-il, ex quibus aliquid exquisitur, nihil est agriculturâ melius, nihil uberius, nihil dulcius, nihil homine libero dignius. « De tout ce qui peut être entrepris ou recherché, rien au monde n’est meilleur, plus utile, plus doux, enfin plus digne de l’homme libre, que l’agriculture ». Mais cet éloge n’est pas encore de la force de celui de Xénophon. L’agriculture naquit avec les lois & la société ; elle est contemporaine de la division des terres. Les fruits de la terre furent la premiere richesse : les hommes n’en connurent point d’autres, tant qu’ils furent plus jaloux d’augmenter leur félicité dans le coin de terre qu’ils occupoient, que de se transplanter en différens endroits pour s’instruire du bonheur ou du malheur des autres : mais aussitôt que l’esprit de conquête eut agrandi les sociétés & enfanté le luxe, le commerce, & toutes les autres marques éclatantes de la grandeur & de la méchanceté des peuples ; les métaux devinrent la représentation de la richesse, l’agriculture perdit de ses premiers honneurs ; & les travaux de la campagne abandonnés à des hommes subalternes, ne conserverent leur ancienne dignité que dans les chants des Poëtes. Les beaux esprits des siecles de corruption, ne trouvant rien dans les villes qui prêtât aux images & à la peinture, se répandirent encore en imagination dans les campagnes, & se plurent à retracer les mœurs anciennes, cruelle satyre de celles de leur tems : mais la terre sembla se venger elle-même du mépris qu’on faisoit de sa culture. « Elle nous donnoit autrefois, dit Pline, ses fruits avec abondance ; elle prenoit, pour ainsi dire, plaisir d’être cultivée par des charrues couronnées par des mains triomphantes ; & pour correspondre à cet honneur, elle multiplioit de tout son pouvoir ses productions. Il n’en est plus de même aujourd’hui ; nous l’avons abandonnée à des Fermiers mercenaires ; nous la faisons cultiver par des esclaves ou par des forçats ; & l’on seroit tenté de croire qu’elle a ressenti cet affront. » Je ne sai quel est l’état de l’agriculture à la Chine : mais le Pere du Halde nous apprend que l’Empereur, pour en inspirer le goût à ses sujets, met la main à la charrue tous les ans une fois ; qu’il trace quelques sillons ; & que les plus distingués de sa Cour lui succedent

tour à tour au même travail & à la même charrue.

Ceux qui s’occupent de la culture des terres sont compris sous les noms de Laboureurs, de Laboureurs fermiers, Sequestres, Œconomes, & chacune de ces dénominations convient à tout Seigneur qui fait valoir ses terres par ses mains, & qui cultive son champ. Les prérogatives qui ont été accordées de tout tems à ceux qui se sont livrés à la culture des terres, leur sont communes à tous. Ils sont soûmis aux mêmes lois, & ces lois leur ont été favorables de tout tems ; elles se sont même quelquefois étendues jusqu’aux animaux qui partageoient avec les hommes les travaux de la campagne. Il étoit défendu par une loi des Athéniens, de tuer le bœuf qui sert à la charrue ; il n’étoit pas même permis de l’immoler en sacrifice. « Celui qui commettra cette faute, ou qui volera quelques outils d’agriculture, sera puni de mort ». Un jeune Romain accusé & convaincu d’avoir tué un bœuf, pour satisfaire la bisarrerie d’un ami, fut condamné au bannissement, comme s’il eût tué son propre Métayer, ajoûte Pline.

Mais ce n’étoit pas assez que de protéger par des lois les choses nécessaires au labourage, il falloit encore veiller à la tranquillité & à la sûreté du Laboureur & de tout ce qui lui appartient. Ce fut par cette raison que Constantin le Grand défendit à tout créancier de saisir pour dettes civiles les esclaves, les bœufs, & tous les instrumens du labour. « S’il arrive aux créanciers, aux cautions, aux Juges mêmes, d’enfreindre cette loi, ils subiront une peine arbitraire à laquelle ils seront condamnés par un Juge supérieur ». Le même Prince étendit cette défense par une autre loi, & enjoignit aux Receveurs de ses deniers, sous peine de mort, de laisser en paix le Laboureur indigent. Il concevoit que les obstacles qu’on apporteroit à l’agriculture diminueroient l’abondance des vivres & du commerce, & par contrecoup l’étendue de ses droits. Il y eut un tems où l’habitant des provinces étoit tenu de fournir des chevaux de poste aux couriers, & des bœufs aux voitures publiques ; Constantin eut l’attention d’excepter de ces corvées le cheval & le bœuf servant au labour. « Vous punirez séverement, dit ce Prince à ceux à qui il en avoit confié l’autorité, quiconque contreviendra à ma loi. Si c’est un homme d’un rang qui ne permette pas de sévir contre lui, dénoncez-le moi, & j’y pourvoirai : s’il n’y a point de chevaux ou de bœufs que ceux qui travaillent aux terres, que les voitures & les couriers attendent ». Les campagnes de l’Illyrie étoient désolées par de petits Seigneurs de villages qui mettoient le Laboureur à contribution & le contraignoient à des corvées nuisibles à la culture des terres : les Empereurs Valens & Valentinien instruits de ces désordres les arrêterent par une loi qui porte exil perpétuel & confiscation de tous biens contre ceux qui oseront à l’avenir exercer cette tyrannie.

Mais les lois qui protegent la terre, le Laboureur & le bœuf, ont veillé à ce que le Laboureur remplît son devoir. L’Empereur Pertinax voulut que le champ laissé en friche appartînt à celui qui le cultiveroit ; que celui qui le défricheroit fût exempt d’imposition pendant dix ans ; & s’il étoit esclave, qu’il devînt libre. Aurelien ordonna aux Magistrats municipaux des villes d’appeller d’autres citoyens à la culture des terres abandonnées de leur domaine, & il accorda trois ans d’immunité à ceux qui s’en chargeroient. Une loi de Valentinien, de Théodose & d’Arcade met le premier occupant en possession des terres abandonnées, & les lui accorde sans retour, si dans l’espace de deux ans personne ne les réclame : mais les Ordonnances de nos Rois ne sont pas moins favorables à l’agriculture que les Lois Romaines.

Henri III. Charles IX. Henri IV. se sont plûs à fa-