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s’est communiqué à la seconde ; & c’est par cette communication de mouvement que la premiere pierre est dite agir. Voilà encore de ces discours où l’on croit s’entendre, & où certainement on ne s’entend point assez ; car enfin comment le mouvement de la premiere pierre se communique-t-il à la seconde, s’il ne se communique rien de la substance de la pierre ? c’est comme si l’on disoit que la rondeur d’un globe peut se communiquer à une autre substance, sans qu’il se communique rien de la substance du globe. Le mouvement est-il autre chose qu’un pur mode ? & un mode est-il réellement & physiquement autre chose que la substance même dont il est mode ?

De plus, quand ce que j’appelle en moi mon ame ou mon esprit ; de non pensant ou de non voulant à l’égard de tel objet, devient pensant ou voulant à l’égard de cet objet ; alors d’une commune voix il est dit agir. Cependant & la pensée & la volition n’étant que les modes de mon esprit, n’en sont pas une substance distinguée ; & par cet endroit encore agir n’est point communiquer une partie de ce qu’est une substance à une autre substance.

De même encore si nous considérons Dieu en tant qu’ayant été éternellement le seul être, il se trouva par sa volonté avec d’autres êtres que lui, qui furent nommés créatures ; nous disons encore par-là que Dieu a agi : dans cette action ce n’est point non plus la substance de Dieu qui devint partie de la substance des créatures. On voit par ces différens exemples que le mot agir forme des idées entierement différentes : ce qui est très-remarquable.

Dans le premier, agir signifie seulement ce qui se passe quand un corps en mouvement rencontre un second corps, lequel à cette occasion est mis en mouvement, ou dans un plus grand mouvement, tandis que le premier cesse d’être en mouvement, ou dans un si grand mouvement.

Dans le second, agir signifie ce qui se passe en moi, quand mon ame prend une des deux modifications dont je sens par expérience qu’elle est susceptible, & qui s’appellent pensée ou volition.

Dans le troisieme, agir signifie ce qui arrive, quand en conséquence de la volonté de Dieu il se fait quelque chose hors de lui. Or en ces trois exemples, le mot agir exprime trois idées tellement différentes, qu’il ne s’y trouve aucun rapport, sinon vague & indéterminé, comme il est aisé de le voir.

Certainement les Philosophes, & en particulier les Métaphysiciens, demeurent ici en beau chemin. Je ne les vois parler ou disputer que d’agir & d’action ; & dans aucun d’eux, pas même dans M. Loke, qui a voulu pénétrer jusqu’aux derniers replis de l’entendement humain, je ne trouve point qu’ils aient pensé nulle part à exposer ce que c’est qu’agir.

Pour résultat des discussions précédentes, disons ce que l’on peut répondre d’intelligible à la question. Qu’est-ce qu’agir ? je dis que par rapport aux créatures, agir est, en général, la disposition d’un être en tant que par son entremise il arrive actuellement quelque changement ; car il est impossible de concevoir qu’il arrive naturellement du changement dans la nature, que ce ne soit par un être qui agisse ; & nul être créé n’agit, qu’il n’arrive du changement, ou dans lui-même, ou au-dehors.

On dira qu’il s’ensuivroit que la plume dont j’écris actuellement devroit être censée agir, puisque c’est par son entremise qu’il se fait du changement sur ce papier qui de non écrit devient écrit. A quoi je réponds que c’est de quoi le torrent même des Philosophes doivent convenir, dès qu’ils donnent à ma plume en certaine occasion le nom de cause instrumentale ; car si elle est cause, elle a un effet ; & tout ce qui a un effet, agit.

Je dis plus : ma plume en cette occasion agit aussi

réellement & aussi formellement qu’un feu soûterrain qui produit un tremblement de terre ; car ce tremblement n’est autre chose que le mouvement des parties de la terre excité par le mouvement des parties du feu : comme les traces formées actuellement sur ce papier ne sont que de l’encre mûe par ma plume, qui elle-même est mûe par ma main, il n’y a donc de différence, sinon que la cause prochaine du mouvement de la terre est plus imperceptible, mais elle n’en est pas moins réelle.

Notre définition convient encore mieux à ce qui est dit agir à l’égard des esprits, soit au-dedans d’eux-mêmes par leurs pensées & volitions, soit au-dehors par le mouvement qu’ils impriment à quelque corps ; chacune de ces choses étant un changement qui arrive par l’entremise de l’ame.

La même définition peut convenir également bien à l’action de Dieu dans ce que nous en pouvons concevoir. Nous concevons qu’il agit entant qu’il produit quelque chose hors de lui ; car alors c’est un changement qui se fait par le moyen d’un être existant par lui-même. Mais avant que Dieu eût rien produit hors de lui, n’agissoit-il point, & auroit-il été de toute éternité sans action ? question incompréhensible. Si, pour y répondre, il faut pénétrer l’essence de Dieu impénétrable dans ce qu’elle est par elle-même, les Savans auront beau nous dire sur ce sujet que Dieu de toute éternité agit par un acte simple, immanent & permanent ; grand discours, & si l’on veut respectable, mais sous lequel nous ne pouvons avoir des idées claires.

Pour moi qui, comme le dit expressément l’Apôtre Saint Paul, ne connois naturellement le Créateur que par les créatures, je ne puis avoir d’idée de lui naturellement qu’autant qu’elles m’en fournissent ; & elles ne m’en fournissent point sur ce qu’est Dieu, sans aucun rapport à elles. Je vois bien qu’un être intelligent, comme l’auteur des créatures, a pensé de toute éternité. Si l’on veut appeller agir à l’égard de Dieu, ce qui est simplement penser ou vouloir, sans qu’il lui survienne nulle modification, nul changement ; je ne m’y oppose pas ; & si la Religion s’accorde mieux de ce terme agir, j’y serai encore plus inviolablement attaché : mais au fond la question ne sera toûjours que de nom ; puisque par rapport aux créatures je comprends ce que c’est qu’agir, & que c’est ce même mot qu’on veut appliquer à Dieu, pour exprimer en lui ce que nous ne comprenons point.

Au reste je ne comprends pas même la vertu & le principe d’agir dans les creatures ; j’en tombe d’accord. Je sai qu’il y a dans mon ame un principe qui fait mouvoir mon corps ; je ne comprends pas quel en est le ressort : mais c’est aussi ce que je n’entreprends point d’expliquer. La vraie Philosophie se trouvera fort abrégée, si tous les Philosophes veulent bien, comme moi, s’abstenir de parler de ce qui manifestement est incompréhensible.

Pour finir cet article, expliquons quelques termes familiers dans le sujet qui fait celui de ce même article.

1°. Agir, comme j’ai dit, est en général, par rapport aux créatures, ce qui se passe dans un être par le moyen duquel il arrive quelque changement.

2°. Ce qui survient par ce changement s’appelle effet ; ainsi agir & produire un effet, c’est la même chose.

3°. L’être considéré en tant que c’est par lui qu’arrive le changement, je l’appelle cause.

4°. Le changement considéré au moment même où il arrive, s’appelle par rapport à la cause, action.

5°. L’action en tant que mise ou reçûe dans quelque être, s’appelle passion ; & entant que reçûe dans un être intelligent, qui lui-même l’a produite, elle s’appelle acte ; de sorte que dans les êtres spirituels on