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des Arts en libéraux & en méchaniques, & la supériorité qu’on accorde aux premiers sur les seconds. Cette supériorité est sans doute injuste à plusieurs égards. Néanmoins parmi les préjugés, tout ridicules qu’ils peuvent être, il n’en est point qui n’ait sa raison, ou pour parler plus exactement, son origine ; & la Philosophie souvent impuissante pour corriger les abus, peut au moins en démêler la source. La force du corps ayant été le premier principe qui a rendu inutile le droit que tous les hommes avoient d’être égaux, les plus foibles, dont le nombre est toûjours le plus grand, se sont joints ensemble pour la réprimer. Ils ont donc établi par le secours des lois & des différentes sortes de gouvernemens une inégalité de convention dont la force a cessé d’être le principe. Cette derniere inégalité étant bien affermie, les hommes, en se réunissant avec raison pour la conserver, n’ont pas laissé de réclamer secretement contre elle par ce desir de supériorité que rien n’a pû détruire en eux. Ils ont donc cherché une sorte de dédommagement dans une inégalité moins arbitraire ; & la force corporelle, enchaînée par les lois, ne pouvant plus offrir aucun moyen de supériorité, ils ont été réduits à chercher dans la différence des esprits un principe d’inégalité aussi naturel, plus paisible, & plus utile à la société. Ainsi la partie la plus noble de notre être s’est en quelque maniere vengée des premiers avantages que la partie la plus vile avoit usurpés ; & les talens de l’esprit ont été généralement reconnus pour supérieurs à ceux du corps. Les Arts méchaniques dépendans d’une opération manuelle, & asservis, qu’on me permette ce terme, à une espece de routine, ont été abandonnés à ceux d’entre les hommes que les préjugés ont placés dans la classe la plus inférieure. L’indigence qui a forcé ces hommes à s’appliquer à un pareil travail, plus souvent que le goût & le génie ne les y ont entraînés, est devenue ensuite une raison pour les mépriser, tant elle nuit à tout ce qui l’accompagne. A l’égard des opérations libres de l’esprit, elles ont été le partage de ceux qui se sont crus sur ce point les plus favorisés de la Nature. Cependant l’avantage que les Arts libéraux ont sur les Arts méchaniques par le travail que les premiers exigent de l’esprit, & par la difficulté d’y exceller, est suffisamment compensé par l’utilité bien supérieure que les derniers nous procurent pour la plûpart. C’est cette utilité même qui a forcé de les réduire à des opérations purement machinales, pour en faciliter la pratique à un plus grand nombre d’hommes. Mais la société, en respectant avec justice les grands génies qui l’éclairent, ne doit point avilir les mains qui la servent. La découverte de la Boussole n’est pas moins avantageuse au genre humain, que ne le seroit à la Physique l’explication des propriétés de cette aiguille. Enfin, à considérer en lui-même le principe de la distinction dont nous parlons, combien de Savans prétendus dont la science n’est proprement qu’un art méchanique ? & quelle différence réelle y a-t-il entre une tête remplie de faits sans ordre, sans usage & sans liaison, & l’instinct d’un Artisan réduit à l’exécution machinale ?

Le mépris qu’on a pour les Arts méchaniques semble avoir influé jusqu’à un certain point sur leurs inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l’histoire de ses destructeurs, c’est-à-dire, des conquérans, n’est ignorée de personne. Cependant c’est peut-être chez les Artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l’esprit, de sa patience & de ses ressources. J’avoue que la plûpart des Arts n’ont été inventés que peu-à-peu ; & qu’il a fallu une assez longue suite de siecles pour porter les montres, par exemple, au point de perfection où nous les voyons. Mais n’en est-il pas de même des Sciences ? Combien de découvertes qui ont immortalisé leurs auteurs, avoient été préparées par les travaux des siecles précédens, souvent même amenées à leur maturité, au point de ne demander plus qu’un pas à faire ? Et pour ne point sortir de l’Horlogerie, pourquoi ceux à qui nous devons la fusée des montres, l’échappement & la répétition, ne sont-ils pas aussi estimés que ceux qui ont travaillé successivement à perfectionner l’Algebre ? D’ailleurs, si j’en crois quelques Philosophes que le mépris qu’on a pour les Arts n’a point empêché de les étudier, il est certaines machines si compliquées, & dont toutes les parties dépendent tellement l’une de l’autre, qu’il est difficile que l’invention en soit dûe à plus d’un seul homme. Ce génie rare dont le nom est enseveli dans l’oubli, n’eût-il pas été bien digne d’être placé à côté du petit nombre d’esprits créateurs, qui nous ont ouvert dans les Sciences des routes nouvelles ?

Parmi les Arts libéraux qu’on a réduits à des principes, ceux qui se proposent l’imitation de la Nature, ont été appellés beaux Arts, parce qu’ils ont principalement l’agrément pour objet. Mais ce n’est pas la seule chose qui les distingue des Arts libéraux plus nécessaires ou plus utiles, comme la Grammaire, la Logique & la Morale. Ces derniers ont des regles fixes & arrêtées, que tout homme peut transmettre à un autre : au lieu que la pratique des beaux Arts consiste principalement dans une invention qui ne prend guere ses lois que du génie ; les regles qu’on a écrites sur ces Arts n’en sont proprement que la partie méchanique ; elles produisent à-peu-près l’effet du Telescope, elles n’aident que ceux qui voyent.