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Chacun de ces états se reconnoîtroit dans celui qui en seroit immédiatement voisin ; mais dans un état plus éloigné, on ne le démêleroit plus, quoiqu’il fût toûjours dépendant de ceux qui l’auroient précédé, & destiné à transmettre les mêmes idées. On peut donc regarder l’enchaînement de plusieurs vérités géométriques, comme des traductions plus ou moins différentes & plus ou moins compliquées de la même proposition, & souvent de la même hypothèse. Ces traductions sont au reste fort avantageuses par les divers usages qu’elles nous mettent à portée de faire du théorème qu’elles expriment ; usages plus ou moins estimables à proportion de leur importance & de leur étendue. Mais en convenant du mérite réel de la traduction mathématique d’une proposition, il faut reconnoître aussi que ce mérite réside originairement dans la proposition même. C’est ce qui doit nous faire sentir combien nous sommes redevables aux génies inventeurs, qui en découvrant quelqu’une de ces vérités fondamentales, source, & pour ainsi dire, original d’un grand nombre d’autres, ont réellement enrichi la Géométrie, & étendu son domaine.

Il en est de même des vérités physiques & des propriétés des corps dont nous appercevons la liaison. Toutes ces propriétés bien rapprochées ne nous offrent, à proprement parler, qu’une connoissance simple & unique. Si d’autres en plus grand nombre sont détachées pour nous, & forment des vérités différentes, c’est à la foiblesse de nos lumieres que nous devons ce triste avantage ; & l’on peut dire que notre abondance à cet égard est l’effet de notre indigence même. Les corps électriques dans lesquels on a découvert tant de propriétés singulieres, mais qui ne paroissent pas tenir l’une à l’autre, sont peut-être en un sens les corps les moins connus, parce qu’ils paroissent l’être davantage. Cette vertu qu’ils acquierent étant frottés, d’attirer de petits corpuscules, & celle de produire dans les animaux une commotion violente, sont deux choses pour nous ; c’en seroit une seule si nous pouvions remonter à la premiere cause. L’Univers, pour qui sauroit l’embrasser d’un seul point de vûe, ne seroit, s’il est permis de le dire, qu’un fait unique & une grande vérité.

Les différentes connoissances, tant utiles qu’agréables, dont nous avons parlé jusqu’ici, & dont nos besoins ont été la premiere origine, ne sont pas les seules que l’on ait dû cultiver. Il en est d’autres qui leur sont relatives, & auxquelles par cette raison les hommes se sont appliqués dans le même tems qu’ils se livroient aux premieres. Aussi nous aurions en même tems parlé de toutes, si nous n’avions crû plus à propos & plus conforme à l’ordre philosophique de ce Discours, d’envisager d’abord sans interruption l’étude générale que les hommes ont faite des corps, parce que cette étude est celle par laquelle ils ont commencé, quoique d’autres s’y soient bien-tôt jointes. Voici à-peu-près dans quel ordre ces dernieres ont dû se succéder.

L’avantage que les hommes ont trouvé à étendre la sphère de leurs idées, soit par leurs propres efforts, soit par le secours de leurs semblables, leur a fait penser qu’il seroit utile de réduire en art la maniere même d’acquérir des connoissances, & celle de se communiquer réciproquement leurs propres pensées ; cet art a donc été trouvé, & nommé Logique. Il enseigne à ranger les idées dans l’ordre le plus naturel, à en former la chaîne la plus immédiate, à décomposer celles qui en renferment un trop grand nombre de simples, à les envisager par toutes leurs faces, enfin à les présenter aux autres sous une forme qui les leur rende faciles à saisir. C’est en cela que consiste cette science du raisonnement qu’on regarde avec raison comme la clé de toutes nos connoissances. Cependant il ne faut pas croire qu’elle tienne le premier rang dans l’ordre de l’invention. L’art de raisonner est un présent que la Nature fait d’elle-même aux bons esprits ; & on peut dire que les livres qui en traitent ne sont guere utiles qu’à celui qui peut se passer d’eux. On a fait un grand nombre de raisonnemens justes, long-tems avant que la Logique réduite en principes apprît à démêler les mauvais, ou même à les pallier quelquefois par une forme subtile & trompeuse.

Cet art si précieux de mettre dans les idées l’enchaînement convenable, & de faciliter en conséquence le passage de l’une à l’autre, fournit en quelque maniere le moyen de rapprocher jusqu’à un certain point les hommes qui paroissent différer le plus. En effet, toutes nos connoissances se réduisent primitivement à des sensations, qui sont à peu-près les mêmes dans tous les hommes ; & l’art de combiner & de rapprocher des idées directes, n’ajoûte proprement à ces mêmes idées, qu’un arrangement plus ou moins exact, & une énumération qui peut être rendue plus ou moins sensible aux autres. L’homme qui combine aisément des idées ne differe guere de celui qui les combine avec peine, que comme celui qui juge tout d’un coup d’un tableau en l’envisageant, differe de celui qui a besoin pour l’apprétier qu’on lui en fasse observer successivement toutes les parties : l’un & l’autre en jettant un premier coup d’œil, ont eu les mêmes sensations, mais elles n’ont fait, pour ainsi dire, que glisser sur le second ; & il n’eût fallu que l’arrêter & le fixer plus long-tems sur chacune, pour l’amener au même point où l’autre s’est trouvé tout d’un coup. Par ce moyen les idées réfléchies du premier seroient devenues aussi à portée du second, que des idées directes. Ainsi