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6o Mlle Biheron a de la noblesse dans l’âme, beaucoup de douceur, les mœurs les plus pures ; des lumières même rares parmi les hommes ; en un mot toutes les qualités qui peuvent assurer la satisfaction de Sa Majesté Impériale, la vôtre et la sienne. Trouvez seulement le moyen de la faire arriver ; c’est tout ce qu’elle ose demander ; et, malgré la modicité de sa fortune, c’est avec une sorte de répugnance qu’elle hasarde cette demande ; mais songez que c’est une fille et qu’elle ne peut guère s’exposer à faire une aussi longue route sans une femme de chambre et sans un valet. Lorsque vous aurez pourvu à la bienséance et à la sûreté, vous aurez fait tout ce qu’elle exige.

J’attendrai la décision de Sa Majesté Impériale pour la faire passer à Mlle Biheron, qui partage avec le reste de ma nation l’enthousiasme pour Sa Majesté Impériale et qui serait désolée que, la négociation entamée venant à manquer, elle fût privée de voir un être qui se voit si rarement, un souverain digne de l’être. Quand je parle du reste de ma nation, j’entends les honnêtes gens, ceux qui sentent et qui pensent, et qui ne sont pas à quatre cents lieues de Paris.

Et puis, monsieur le général, venons à la dernière lettre dont vous m’avez honoré.

J’ai frissonné en passant la Douïna[1] ? De par tous les diables, on frissonnerait à moins. Des glaces crevassées de tous côtés ; un fracas enragé à chaque tour de roue de la voiture pesante ; de l’eau qui jaillit de droite et de gauche ; un pont de cristal qui s’enfonce et qui se relève en craquant. Rangés tous autour d’une table bien servie, assis sur des coussins bien mollets, vous en parlez tout à votre aise. M. Bala[2] vous dira si je suis une poule mouillée. Ulysse s’étoupa les oreilles et se fit attacher au mât de son vaisseau. S’il eût été plus brave que moi sur la Douïna, j’aurais eu plus de confiance en ma sagesse qu’il n’en eut en la sienne, aux environs de la demeure des Sirènes. Chacun a son côté faible. Le héros grec eut peur de manquer de fidélité à sa Pénélope ; et moi, j’ai eu peur d’être noyé et de ne plus revoir la mienne. L’adultère est certainement un grand péché ; mais

  1. V. dans les Poésies diverses diverses, t. IX, p. 28, le Passage de la Douïna sur la glace.
  2. Chargé par l’impératrice d’accompagner Diderot jusqu’en Hollande.