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losophe ne voyage pas en grand seigneur » ; et elle me répondit : « Combien voulez-vous ? — Je crois que quinze cents roubles me suffiront. — Je vous en donnerai trois mille. — Secondement, Votre Majesté m’accordera une bagatelle qui tire tout son prix d’avoir été à son usage. — J’y consens, mais dites-moi quelle est la bagatelle que vous désirez. » Je lui répondis : « Votre tasse et votre soucoupe. — Non, cela se casserait et vous en auriez du chagrin ; je penserai à autre chose. — Troisièmement, de m’accorder un de vos officiers qui me reconduise et me remette sain et sauf dans mon foyer, ou plutôt à La Haye où je passerai trois mois pour le service de Votre Majesté. — Cela sera fait. — Quatrièmement, de recourir à Votre Majesté en cas que je vinsse à être ruiné par les opérations du gouvernement, ou par quelque autre accident. » Elle me répondit à cet article : « Mon ami (ce sont ses mots), comptez sur moi, vous me trouverez en toute occasion, en tout temps. » Tu penses bien que cette bonté me fit pleurer à chaudes larmes, et elle presque aussi. Cette soirée fut de la plus grande douceur pour tous les deux : elle le dit à Grimm qu’elle vit après moi. Elle ajouta : « Mais vous partez donc incessamment ? — Si Votre Majesté le permet. « Mais au lieu de vous en retourner, que ne faites-vous venir toute votre famille ? — Hélas ! madame, lui dis-je, ma femme est âgée et très-valétudinaire, et j’ai une belle-sœur qui touche à la quatre-vingtaine. » Elle ne répliqua rien à cela. « Quand partez-vous ? — Lorsque la saison le permettra. — Ne me faites point d’adieux, parce que les adieux chagrinent. » Aussitôt elle ordonna une voiture à l’anglaise toute neuve, où je pourrais être assis ou couché comme dans un lit, et pourvut à tout ce qui tenait à la sûreté et à la commodité de mon voyage. Elle chercha parmi les officiers celui qui me convenait le mieux. Elle nomma pour me conduire un galant homme plein d’honnêteté, de connaissances et d’esprit. Je suis tenté de lui faire présent de ma montre, qu’en penses-tu ? Il n’y a sorte d’attentions que cet homme, qui est du collège au bureau des colonies et de la chancellerie du prince Orlow, n’ait eues pour moi. Dis-moi ton avis là-dessus, je ferai ce que tu me conseilleras ; ainsi, réponse sur-le-champ. La veille de mon départ, elle dit à Grimm : « Je suis enchantée, j’ai enfin découvert, à force d’y rêver, quelque chose qui aura été à mon usage, et qui fera plaisir à Diderot. »