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je travaillerai pour une cour étrangère, et sous la protection d’une souveraine. Le ministère de France n’y verra que la gloire et l’intérêt de la nation, et j’emploierai utilement pour toi, pour nos enfants, les dernières années de ma vie.

Outre mes petits présents et mon travail de Pétersbourg, Sa Majesté m’a honoré d’une multitude de commissions parmi lesquelles il y en a plusieurs qui disposeront de mon talent et de mon temps. En vérité, plus j’y pense, et moins je puis me persuader que cette souveraine, qui est si grande en tout, me cède l’avantage sur elle dans cette occasion ; car il faut que tu saches que c’est moi-même qui lui ai lié les mains et qui ai arrêté sa bienfaisance. Tu me demanderas pourquoi j’en ai usé de cette manière, et je vais te le dire. À peine fus-je arrivé à Pétersbourg, que des gueux écrivirent de Paris, et d’autres gueux répétèrent à Pétersbourg, que, sous prétexte de venir remercier des premiers bienfaits, j’en venais solliciter de nouveaux : cela me blessa, et à l’instant je me dis à moi-même : Il faut que je ferme la bouche à cette canaille-là. Lors donc que j’allai prendre congé de Sa Majesté Impériale, je lui portai une espèce de supplique dans laquelle je lui disais que je la priais instamment, et cela sous peine de flétrir mon cœur, de ne rien ajouter, mais rien du tout, à ses premières grâces. Elle m’en demanda la raison, comme je m’y attendais. « C’est, lui répondis-je, pour vos sujets et pour mes compatriotes, pour vos sujets, à qui je ne veux pas laisser croire ce qu’ils ont eu la bassesse de m’insinuer, que ce n’était pas la reconnaissance, mais un motif secret d’intérêt qui avait occasionné mon voyage ; j’ai à cœur de les détromper là-dessus, et il faut que Votre Majesté ait la bonté de me seconder ; pour mes compatriotes, auprès desquels je veux conserver mon franc-parler ; il ne faut pas lorsque je leur dirai la vérité de Votre Majesté qu’ils croient entendre la voix de la reconnaissance qui est toujours suspecte. Il me sera plus doux, lorsque je ferai l’éloge de vos grandes qualités, d’en être cru, que d’avoir plus d’argent. » Elle me répliqua : « Êtes-vous riche ? — Non, madame, lui dis-je ; mais je suis content, ce qui vaut mieux. — Que ferai-je donc pour vous ? — Beaucoup de choses ; premièrement, Sa Majesté, qui ne voudrait pas m’ôter pour deux ou trois ans l’existence que je lui dois, acquittera les dépenses de mon voyage, de mon séjour et de mon retour, observant qu’un phi-