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LIX

À LA MÊME
Saint-Pétersbourg, 25 janvier 1774.
Madame,

Je n’hésite pas à accepter toutes les choses affectueuses, jolies, flatteuses et agréables que vous avez eu la bonté de m’adresser, et je ne suis pas trop désireux non plus de m’enquérir si elles sont méritées ou non ; mais il y a du côté gauche certain organe qui m’assure que jamais vous n’aurez à rétracter de telles expressions. Il n’y a en ce monde que trois choses qui puissent vraiment rendre un homme méprisable : un amour ardent des richesses, des honneurs et de la vie. Pour moi, il y a tant de choses dont je puis aisément me passer, qu’il ne m’en coûte pas de mépriser les richesses. Un morceau de pain, noir ou blanc peu importe, un pot d’eau claire, quelques livres, un ami, et de temps en temps les charmes d’un petit entretien féminin ; voilà, avec une conscience tranquille, tout ce qu’il me faut. Les honneurs qui n’amènent pas avec eux des devoirs sont de purs badinages créés tout exprès pour amuser de grands enfants. L’âge n’est plus pour moi où ces choses-là pouvaient me plaire, quoique, à la vérité, en jetant un regard en arrière sur le passé, je ne me rappelle pas le moment où elles ont pu avoir pour moi beaucoup d’attrait. Quand les fonctions qu’elles imposent sont importantes, le cas est différent. Ah ! madame, quel glorieux compagnon que le plus honoré des saints, le Sacro-Saint Far Niente !

Dès qu’on s’est voué à ce culte, on jouit d’une félicité complète ; car qui peut être plus heureux que celui qui ne fait que ce qui lui plaît ? Vous pouvez donc, sans reproche, prendre une heure ou deux de plus de sommeil, car cette licence ne compromet le bonheur de personne. Et quant à la vie, je vous déclare que je quitterais la mienne aussi aisément que je verserais un verre de vin de Champagne, ne fût-ce que pour fermer la