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tribunaux des remontrances, toute la noblesse des remontrances ; on n’en finit plus avec les remontrances. Les têtes s’échauffent ; ce feu se répand par degrés, les principes de liberté et d’indépendance, autrefois cachés dans le cœur de quelques gens qui pensent, s’établissent à présent et sont ouvertement avoués.

Chaque siècle a son esprit qui le caractérise. L’esprit du nôtre semble être celui de la liberté. La première attaque contre la superstition a été violente, sans mesure. Une fois que les hommes ont osé d’une manière quelconque donner l’assaut à la barrière de la religion, cette barrière la plus formidable qui existe comme la plus respectée, il est impossible de s’arrêter. Dès qu’ils ont tourné des regards menaçants contre la majesté du ciel, ils ne manqueront pas le moment d’après de les diriger contre la souveraineté de la terre. Le câble qui tient et comprime l’humanité est formé de deux cordes ; l’une ne peut céder sans que l’autre vienne à rompre.

Telle est notre position présente ; et qui peut dire où cela nous conduira ? Si la cour revient sur ses pas, ses adversaires apprendront à estimer leur force, et c’est ce qui ne pourrait arriver sans amener de graves conséquences. Nous touchons à une crise qui aboutira à l’esclavage ou à la liberté ; si c’est à l’esclavage, ce sera un esclavage semblable à celui qui existe au Maroc ou à Constantinople. Si tous les parlements sont dissous, et la France inondée de petits tribunaux composés de magistrats sans conscience comme sans autorité, et révocables au premier signe de leur maître, adieu tout privilège des états divers formant un principe correctif qui empêche la monarchie de dégénérer en despotisme. Si le mouvement qui aujourd’hui fait chanceler la constitution avait eu lieu avant l’expulsion des Jésuites, l’affaire pourrait être terminée ; tous les tribunaux eussent été remplis en un clin d’œil de leurs affiliés et adhérents, et nous serions tombés dans une espèce de théocratie ; d’où il suit qu’en moins d’un siècle nous eussions rétrogradé vers un état de barbarie la plus absolue. On ne permettrait plus d’écrire, nous n’oserions même plus penser ; bientôt il deviendrait impossible de lire ; car auteurs, livres et lecteurs seraient également proscrits.

Au-dessus de la portée de nos facultés de divination il existe certaines possibilités. C’est la circonstance même qui les déve-