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métier, le père, chez qui ils travaillaient, leur payait l’ouvrage qu’ils faisaient comme à des compagnons de boutique, et leur sœur, qui avait sur les bras toute la charge de la maison, n’en a jamais perçu aucun salaire. S’il y avait eu un état fidèle des dépenses faites pour la fille et pour les frères et qu’à la mort du père on eût fait le partage de la succession, de manière qu’ils eussent été tous égalisés, il ne serait rien resté pour les frères. Ceux-ci ont un bon métier qui peut les soutenir convenablement. Leur sœur n’a rien, pas même de la santé, et si elle a le malheur de succomber dans ce procès, elle n’a d’autres ressources que d’entrer en service. Elle aura été condamnée toute sa vie à la domesticité : domestique de ses père et mère tant qu’ils ont vécu, domestique chez des étrangers après leur mort. Mettez-vous pour un moment, monsieur, à la place des parents et jugez de leur intention, ou plutôt gardez celle de juge rempli d’intégrité et de commisération comme vous l’êtes et daignez seulement écouter ce que des parents, qui étaient la probité même, vous diront du fond de leur cercueil en faveur d’une enfant dont ils n’ont jamais eu que de la satisfaction et qui n’en fut jamais récompensée. Si j’avais à plaider sa cause, je ne manquerais pas de faire parler ici ces parents ; vous les entendriez et vous seriez ému de leur discours. Mais mon dessein n’est pas de vous toucher. Je me suis simplement proposé de vous dire la vérité. Il y a sans doute de l’indiscrétion dans quelques-unes des demandes de la demoiselle Desgrey ; mais c’est l’injustice, c’est la violence de ses frères qui l’ont occasionnée. Il y a du louche dans son mémoire et dans ses réponses ; mais c’est sa pusillanimité, son inexpérience, les mauvais conseils des gens d’affaires qui l’ont empêchée de dire franchement la vérité qui l’aurait bien mieux servie que tous leurs détours. Ils ont cru qu’il fallait opposer mensonge à mensonge. Les pauvres gens ! ils ne savent pas encore toute la force de la vérité. Les démarches en apparence les plus suspectes se réduisent à rien quand on a le courage de les avouer et d’en exposer les véritables motifs. Ce qui achève de montrer la demoiselle Desgrey sous un coup d’œil peu favorable, c’est l’impossibilité de donner à ses réponses une force juridique en les appuyant par des témoignages étrangers. Comment des étrangers auraient-ils osé témoigner pour elle lorsqu’elle avait peine à trouver des gens de bien qui s’occupas-