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« Le prince russe écouta ce récit ; il en fut ému… Il écrivit à l’impératrice de Russie : « Il y a en France un homme de lettres qui a acquis beaucoup de célébrité ; il est si pauvre, si pauvre, qu’il est obligé de vendre ses livres pour marier sa fille qui est fort jolie. » L’impératrice aime à faire le bien. Voyez la délicatesse qu’elle y met.

« Le prince russe vint un jour s’informer du prix de ma bibliothèque. Je la portai à 15,000 livres[1]. Une heure après, on m’apporta cette somme. Je me disposais à me séparer pour jamais de mes livres. « Non, me dit-il, cela ne sera pas[2]. L’impératrice, ma souveraine, vous prie d’être son bibliothécaire en France ; elle souhaite même que vous acceptiez à ce titre une pension de 1, 000 livres. Elle ne veut pas que vous employiez rien de cette somme à augmenter la bibliothèque qu’elle vous confie. » J’acceptai la pension[3].

« J’écrivis à l’impératrice de Russie une lettre de remerciement ; j’en reçus de nouveaux témoignages de sa protection.

« Un an se passa… je ne fus point payé. Six mois s’écoulèrent encore… Je me crus tout à fait oublié. Enfin je reçus une lettre de l’impératrice elle-même… Elle s’excusait d’avoir oublié de me faire payer les 1,000 livres de ma pension. « Comme je ne veux pas que vous essuyiez jamais un pareil retard, j’ai donné ordre qu’on vous les payât cinquante années d’avance. » Ce sont ses paroles. On m’apporta 50,000 livres. On les mit là, là, là[4].

« — N’est-il pas vrai (me disiez-vous) que l’histoire n’offre aucun exemple d’une pareille munificence ? — Vous avez raison ; mais avouez qu’il n’y a jamais eu que vous parmi les gens de lettres qui ayez su tirer un aussi bon parti de l’affectation avec laquelle vous répétez sans cesse que vous n’avez pas un sou ? —

  1. M. Diderot chuchota ses mots à l’oreille, comme s’il avait craint qu’on eût entendu qu’il avait porté sa bibliothèque à un trop haut prix. (L. de B.)
  2. Tout ce qui est ici en italique se prononce avec dignité. (L. de B.)
  3. Ces trois paroles se disent vite et à l’oreille. Je me rappelle qu’en les proférant, M. Diderot s’élevait sur ses pieds, se penchait sur moi et me regardait d’un air fin ; il appréhendait sans doute que je ne sentisse pas ce trait de caractère et qu’il avait pris la balle au bond. (L. de B.)
  4. Il y a dans le fond du cabinet de M. Diderot une armoire ou bibliothèque au pied de laquelle ce savant prétend qu’on déposa l’argent. (L. de B.)