Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/98

Cette page a été validée par deux contributeurs.

chanter toute la mélodie et tous les accompagnements ? Cela est noté. Quand ce ne serait que la douceur d’un beau rêve ? Et n’est-ce rien que la douceur d’un rêve ? Et n’est-ce rien qu’un rêve doux qui dure autant que ma vie, et qui me tient dans l’ivresse ?

L’éloge de nos contemporains n’est jamais pur. Il n’y a que celui de la postérité qui me parle à présent, et que j’entends aussi distinctement que vous, qui le soit. L’envie meurt avec l’homme, ou si elle existe encore après lui, c’est pour continuer son rôle. On t’objecte Phidias à toi qui vis, quand tu ne seras plus elle t’objectera à ceux qui te suivront.

Je ne sais si les femmes riraient ; mais elles auraient tort. Qu’est-ce que fait une belle femme qui va chez La Tour multiplier ses charmes sur la toile, ou dans ton atelier les éterniser en bronze ou en marbre ? Elle y porte la prétention de plaire où elle n’est pas, et quand elle ne sera plus. Dès ce moment elle entend ceux qui sont à cent lieues et à mille ans d’elle s’écrier : « Oh ! qu’elle est belle ! » Et son bonheur et son orgueil redoublent. Se trompe-t-elle dans son jugement ? Non. Si elle ne se trompe pas elle est heureuse, et quand elle se tromperait elle le serait encore.

Point d’injures. Il n’y a point de plaisir senti qui soit chimérique, le malade imaginaire est vraiment malade. L’homme qui se croit heureux l’est. Il faut faire entrer en ce calcul, lorsqu’il s’agit du prix de la vie, jusqu’au plaisir momentané du crime ; Ixion est heureux quand il embrasse sa nuée, et si la nuée lui présente sans cesse l’objet de sa passion et ne s’évanouit pas entre ses bras, il est toujours heureux.

À l’application ; j’avoue que


Vixêre fortes ante Agamemnona
Multi ; sed omnes illacrimabiles
Urgentur ignotique longâ
Nocte, carent quia vate sacro[1].


Mais les grands noms sont maintenant à l’abri de ces ravages, et tu subsisteras éternellement, ou dans un fragment de marbre,

  1. Horat., lib. IV od. ix.