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l’intérêt de ces commerçants et la commodité publique demandaient qu’on les répandît de tous côtés, quelques hommes indigents s’avisèrent de prendre un sac sur leurs épaules, qu’ils avaient rempli de livres achetés ou pris à crédit dans les boutiques des libraires ; quelques pauvres femmes, à leur exemple, en remplirent leurs tabliers, et les uns et les autres passèrent les ponts et se présentèrent aux portes des particuliers. Les libraires dont ils facilitaient le débit, leur firent une petite remise qui les encouragea. Leur nombre s’accrut, ils entrèrent partout, ils trouvèrent de la faveur, et bientôt ils eurent au Palais-Royal, au Temple, dans les autres palais et lieux privilégiés des boutiques et des magasins. Des gens sans qualité, sans mœurs, sans lumières, guidés par l’unique instinct de l’intérêt, profitèrent si bien de la défense qui retenait les libraires en deçà de la rivière qu’ils en vinrent à faire tout leur commerce en delà.

Encore s’ils avaient continué de se pourvoir chez votre vrai commerçant, la chose eût été tolérable ; mais ils connurent les auteurs ils achetèrent des manuscrits, ils obtinrent des privilèges, ils trouvèrent des imprimeurs, ils contrefirent, ils recherchèrent les contrefaçons de l’étranger, ils se jetèrent sur la librairie ancienne et moderne, sur le commerce du pays et sur les effets exotiques, ils ne distinguèrent rien, ne respectèrent aucune propriété, achetèrent tout ce qui se présenta vendirent tout ce qu’on leur demanda, et une des raisons secrètes qui les mit en si grand crédit, c’est qu’un homme qui a quelque caractère, une femme à qui il reste quelque pudeur, se procuraient par ces espèces de valets un livre abominable dont ils n’auraient jamais osé prononcer le titre à un honnête commerçant. Ceux qui ne trouvèrent point de retraite dans les lieux privilégiés, assurés, je ne sais trop comment, de l’impunité, eurent ailleurs des chambres et des magasins ouverts où ils invitèrent et reçurent les marchands. Ils se firent des correspondances dans les provinces du royaume, ils en eurent avec l’étranger, et les uns ne connaissant point les bonnes éditions, et d’autres ne s’en souciant point, chaque commerçant proportionnant la qualité de sa marchandise à l’intelligence et au goût de son acheteur, le prix vil auquel le colporteur fournit des livres mal facturés priva le véritable libraire de cette