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XLVI


Au Grandval, le 18 octobre 1760.


Nous recevrons, vous mes lettres, moi les vôtres, deux à deux ; c’est une affaire arrangée. Combien d’autres plaisirs qui s’accroissent par l’impatience et le délai ! Éloigner nos jouissances, souvent c’est nous servir ; faire attendre le bonheur, c’est ménager à son ami une perspective agréable ; c’est en user avec lui comme l’économe fidèle qui placerait à un haut intérêt le dépôt oisif qu’on lui aurait confié. Voilà des maximes qui ne déplairont pas à votre sœur. J’en ai entendu de plus folles encore. Il y en a qui disent qu’on ne s’ennuie presque jamais d’espérer, et qu’il est rare qu’on ne s’ennuie pas d’avoir. Je réponds, moi, qu’on espère toujours avec quelque peine, et qu’on ne jouit jamais sans quelque plaisir. Et puis la vie s’échappe, la sagacité des hommes a donné au temps une voix qui les avertit de sa fuite sourde et légère. Mais à quoi bon l’heure sonne-t-elle, si ce n’est jamais l’heure du plaisir ? Venez, mon amie ; venez que je vous embrasse, venez et que tous vos instants et tous les miens soient marqués par notre tendresse ; que votre pendule et la mienne battent toujours la minute où je vous aime et que la longue nuit qui nous attend soit au moins précédée de quelques beaux jours.

Je suis désolé que cette irrégularité des postes ou de notre correspondance soit de temps en temps si cruelle pour vous. Mais, chère amie, que voulez-vous que j’y fasse ? Je vous dirai comme milord d’Albemarle à Lolotte, qui admirait l’éclat d’une belle étoile : « Ah ! mon amie, ne la louez pas tant, car je ne saurais vous la donner. » Ah ! chère amie, ne vous plaignez pas tant de la lenteur des courriers, je ne saurais les faire aller plus vite.

Vous les demandez donc, mes lettres ? vous les recevrez donc de sa main, sans humeur de sa part, sans contrainte de la vôtre ? Mais cela est assez joli !