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gasins de soierie a quelque valeur. Ce qui reste d’un mauvais ouvrage dans un magasin de librairie n’en a nulle. Ajoutez que, de compte fait, sur dix entreprises, il y en a une, et c’est beaucoup, qui réussit, quatre dont on recouvre ses frais à la longue, et cinq où l’on reste en perte.

J’en appellerai toujours à des faits, parce que vous n’avez pas plus de foi que moi à la parole du commerçant mystérieux et menteur, et que les faits ne mentent point. Quel fonds plus ample, plus riche, et plus varié que celui de feu Durand ? On le fait monter à 900,000 francs ; envoyez-en d’abord pour quatre cent cinquante mille livres à la rame, et doutez qu’il reste quelque chose à sa veuve et à ses enfants, lorsque la succession sera liquidée par le remboursement des créanciers.

Je sais qu’on proportionne à peu près la durée du privilège à la nature de l’ouvrage, aux avances du commerçant, aux hasards de l’entreprise, à son importance et au temps présumé de la consommation. Mais qui est-ce qui peut mettre dans un calcul précis tant d’éléments variables ? Et combien de fois les magasins ne se trouvent ils pas remplis à l’expiration du privilège ?

Mais une considération qui mérite surtout d’être bien pesée, dans le cas où les ouvrages seraient abandonnés à une concurrence générale, c’est que l’honneur étant la portion la plus précieuse des émoluments de l’auteur, les éditions multipliées, la marque la plus infaillible du débit, le débit, le signe le plus sûr du goût et de l’approbation publique, si rien n’est si facile que de trouver un auteur vain et un commerçant avide, quelle multitude d’éditions ne s’exécuteront pas les unes sur les autres, surtout si l’ouvrage a quelque succès, éditions où toutes les précédentes seront sacrifiées à la dernière par une addition légère, un trait ironique, une phrase ambiguë, une pensée hardie, une note singulière ? En conséquence, voilà trois ou quatre commerçants abîmés et immolés à un cinquième qui peut-être ne s’enrichira pas, ou qui ne s’enrichira qu’aux dépens de nous autres pauvres littérateurs. Et vous savez bien, monsieur, que ce que j’avance n’est pas tout à fait mal fondé.

De là que s’ensuivra-t-il ? que la partie la plus sensée des libraires laissera former des entreprises aux fous, que les privilèges dont on se hâtait de remplir des portefeuilles n’étant plus