Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/480

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réclamassiez en faveur de votre ami, et que vous dissiez en vous-même : Ah ! chère sœur ! grâce pour celui-là ! il n’en est pas. Il s’établissait donc entre elle et vous un dialogue où elle m’accusait et me jugeait, où vous me défendiez et appeliez de la sentence ; j’étais donc condamné, et vous travailliez à m’absoudre d’une impression méditée par elle et peut-être même par vous. Celui qui blesse l’espèce humaine me blesse ; celui qui décrie l’amitié, en général, tend à m’indisposer secrètement contre mes amis ; celui qui se joue de la sincérité des serments passionnés devant celle que j’aime cherche à lui rendre ma conduite et mes sentiments suspects et m’indigne. Mais laissons cela.

Je suis à présent à la Chevrette ; c’est de là que je vous écris. Demain je serai de retour à Paris ; nous avons trop de monde pour être bien. Dans les cohues, on se mêle ; les indifférents s’interposent entre les amis, et ceux-ci ne se touchent plus. Hier j’étais à souper à côté de Mme d’Houdetot, qui disait : « Je me mariai pour aller dans le monde et voir le bal, la promenade, l’opéra et la comédie ; et je n’allai point dans le monde, et je ne vis rien, et j’en fus pour mes frais. » Ces frais firent rire, comme vous pensez bien, et elle ajouta : « C’est mon voisin qui boit le vin, et c’est moi qui m’enivre. » En effet, j’avais à côté de moi un vin blanc délicieux que je ne dédaignais pas. Les voilà qui partent ce matin pour la chasse. Dieu soit loué ! ils feront de l’exercice ; nous serons un peu plus ensemble, et tout en ira mieux pour eux et pour nous.

Je n’ai point vu Mlle Boileau ; mais peu s’en est fallu que M. de Villeneuve ne m’ait enlevé en cabriolet pour me conduire ici. M. Grimm, qui l’avait rencontré à Paris, je ne sais où, lui en avait donné la commission, qu’il avait acceptée. Si M. Gillet a été un peu diligent, vous devez avoir votre boîte : je m’acquitterai de mes dettes à votre retour. Combien je vous embrasserai ! j’en ai d’avance le cœur serré, et j’en pleure de joie. Il y a peu de jours où je ne me transporte de la pensée à ce moment ; il est impossible que je vous peigne ce que je deviens dans cette espèce de délire où je vous vois, où je cherche si vous vous êtes bien portée, si c’est vous, si c’est toujours ma Sophie, si elle est heureuse de retrouver celui qui l’aime si tendrement et qui l’a si longtemps attendue. Je vous dévore des