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sacrifier ; et, soit qu’ils fassent le bien, soit qu’ils fassent le mal, ils sont malheureux, et j’en ai pitié. Ces idées tiennent à d’autres que j’établissais hier à table, assez imprudemment ; car la pâture était forte pour nos petits estomacs. C’est que je ne pouvais m’empêcher d’admirer la nature humaine, même quelquefois quand elle est atroce. Par exemple, disais-je, on a condamné un homme à mort pour des placards, et le lendemain de son exécution on en trouve aux coins des rues de plus séditieux. On exécute un voleur, et, dans la foule, d’autres volent et s’exposent au supplice même qu’ils ont sous les yeux. Quel mépris de la mort et de la vie ! Si les méchants n’avaient pas cette énergie dans le crime, les bons n’auraient pas la même énergie dans la vertu. Si l’homme affaibli ne peut plus se porter aux grands maux, il ne pourra plus se porter aux grands biens ; en cherchant à l’amender d’un côté, vous le dégradez de l’autre. Si Tarquin n’ose violer Lucrèce, Scévola ne tiendra pas son poignet sur un brasier ardent ; cela est singulier ; on est en général assez mécontent des choses, et l’on n’y toucherait pas sans les empirer. En suivant la conversation sur la nature humaine, on en vint à cette question : Comment il arrivait que des sots réussissaient toujours, et des gens de sens échouaient en tout ; en sorte qu’on dirait que les uns semblaient de toute éternité avoir été prédestinés au bonheur, et les autres à l’infortune ? Je répondis que la vie était un jeu de hasard ; que les sots ne jouaient pas assez longtemps pour recueillir le salaire de leur sottise, ni les gens sensés celui de leur circonspection ; ils quittent les dés lorsque la chance allait tourner ; en sorte que, selon moi, un sot fortuné et un homme d’esprit malheureux sont deux êtres qui n’ont pas assez vécu. Et puis voilà comme nous causons ici. Vous avez reçu deux de mes lettres à la fois, et moi deux des vôtres. Un écart d’imagination, dites-vous ? une vivacité non réfléchie ? Fort bien ; mais des esprits mal faits qui en voudraient à notre bonheur ne s’y prendraient pas autrement. C’est ainsi qu’ils réussiraient à me rendre indifférent à ma Sophie et ma Sophie odieuse à sa mère ; et où est la délicatesse ? C’est un mot vide de sens, si elle ne consiste pas à pressentir les petites choses qui pourraient offenser, blesser, affliger, humilier, desservir, et à avoir pour ses amis et à leur dérober tous ces ménagements légers qu’ils ne sont pas en droit d’exi-