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J’ai su cela le lendemain ; on en avait la larme à l’œil, et tout en pleurant on disait : C’est que ses affaires l’occupent si fort, qu’il ne peut penser à rien ; c’est qu’il est bien à plaindre et moi aussi ; et on l’excusait avec une bonté qui me touchait infiniment. Pour moi, je me taisais ; et elle disait : Mais vous ne me dites rien, philosophe ! est-ce que vous croyez qu’il ne m’aime pas ? Que diable voulez-vous qu’on réponde à cela ! dire la vérité, cela ne se peut ; mentir, il le faut bien. Laissons-la du moins dans son erreur ; le moment qui la détromperait serait peut-être le dernier de sa vie. C’est cette Sophie-là d’Isle qui est aimée ! c’est cet homme-là de la rue Neuve-du-Luxembourg qui est aimé ! Adieu. Je vous embrasse. Je vais écrire un mot à M. Gillet. Dieu veuille que vous puissiez déchiffrer ce griffonnage, du moins aux endroits où je vous peins ma tendresse ! Laissez là les autres, ils ne valent pas la peine que vous vous usiez les yeux. En présentant mon respect à madame votre mère, dites-lui que je lui prépare un cadeau : c’est un Mémoire d’expériences sur le blé noirci qui ont été faites par un laboureur du Vexin et que le gouvernement a fait imprimer à ses frais[1]. L’histoire du czar Pierre va paraître[2] ; incessamment nous en aurons des exemplaires. Dites-moi si vous voulez que je vous en envoie un.

À propos des Chinois, j’ai oublié de vous dire dans ma dernière lettre qu’il était permis d’y avoir de la religion, pourvu que ce ne fût pas de la chrétienne ; toutes les autres sont tolérées, entendez-vous ? tolérées, les autres ; pour le christianisme, il est défendu sous peine de vie. On trouve que nous sommes des boute-feu dangereux, et puis ils n’ont jamais pu s’accommoder d’un Dieu tout-puissant qui laisse crucifier son fils, et d’un fils tout aussi puissant que son père qui se laisse lui-même crucifier. Et puis ils disent : Si votre religion est nécessaire à tous les hommes, il est bien singulier que Dieu ne

  1. Mémoire concernant le détail et le résultat d’un grand nombre d’expériences faites l’année dernière par un laboureur du Vexin pour parvenir à connaître ce qui produit le blé noir, et les remèdes propres à détruire cette corruption. Paris, Impr. royale, 1760. (Par de Gonfreville, fermier de Sieurey, près Vernon.) Grimm en rend compte au mois de novembre 1760 de sa Correspondance.
  2. Le premier volume de l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand, par Voltaire, parut en 1760.