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maison et vint se placer à côté de moi. Nous nous dîmes un mot. Mme d’Houdetot et lui se reconnaissaient. Sur quelques propos jetés lestement, j’ai même conçu qu’il avait quelque tort avec elle.

L’heure du dîner vint. Au milieu de la table était d’un côté Mme d’Épinay et de l’autre M. de Villeneuve ; ils prirent toute la peine et de la meilleure grâce du monde. Nous dînâmes splendidement, gaiement et longtemps. Des glaces ; ah ! mes amies, quelles glaces ! c’est là qu’il fallait être pour en prendre de bonnes, vous qui les aimez.

Après dîner, on fit un peu de musique. La personne dont je vous ai déjà parlé qui touche si légèrement et si savamment du clavecin nous étonna tous, eux par la rareté de son talent, moi par le charme de sa jeunesse, de sa douceur, de sa modestie, de ses grâces et de son innocence. Sans exagérer, c’était Émilie à quinze ans. Les applaudissements qui s’élevèrent autour d’elle lui faisaient monter au visage une rougeur, et lui causaient un embarras charmant. On la fit chanter ; et elle chanta une chanson qui disait à peu près :


Je cède au penchant qui m’entraîne ;
Je ne puis conserver mon cœur.


Mais je veux mourir, si elle entendait rien à cela. Je la regardais, et je pensais au fond de mon cœur que c’était un ange, et qu’il faudrait être plus méchant que Satan pour en approcher avec une pensée déshonnête. Je disais à M. de Villeneuve : Qui est-ce qui oserait changer quelque chose à cet ouvrage-là ? Il est si bien. Mais nous n’avons pas, M. de Villeneuve et moi, les mêmes principes. S’il rencontrait des innocentes, lui, il aimerait assez à les instruire ; il dit que c’est un autre genre de beauté.

Il était assis à côté de moi, nous parlâmes de vous, de Mme votre mère, de Mme Le Gendre. Il m’apprit qu’il avait passé trois mois à la campagne où vous êtes. « Trois mois, c’est bien plus de temps qu’il n’en faut pour devenir fou de Mme Le Gendre. — Il est vrai, mais elle se communique si peu ! — Je ne connais guère de femmes qui se respectent autant qu’elle. — Elle a raison. — Mme Volland… est une femme d’un mérite rare. — Et sa fille aînée… — Elle a de l’esprit comme un démon. —