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c’est un sentiment que rien ne peut affaiblir ; au contraire, je le crois quelquefois susceptible d’accroissement. Quand je suis à côté de vous, quand je vous regarde, il me semble que je ne vous ai jamais tant aimée que dans ce moment. Mais c’est une illusion. Comment se pourrait-il faire que la mémoire du bonheur ne le cédât pas à la jouissance ? Quelle comparaison entre le transport passé et l’ivresse présente ? Je vous attends pour juger cela. Nous ne sommes qu’au 5 septembre. Que le temps me dure ! Adieu.


XXXV


Le 10 septembre 1760.


N’imaginez point cela, ma chère amie, ce n’est ni la faute des postes, ni la mienne ; je suis exact et les courriers vont leur train. Mais mes lettres traînent des trois ou quatre jours sur le bureau de M. le substitut, et cependant vous vous plaignez, et je me désespère. Je crois que vous auriez été bien contente dimanche au soir, si vous m’eussiez entendu maudire le contre-seing de M. de Courteilles, et tenir à M. Damilaville des propos d’une extravagance qui en aurait offensé tout autre, mais qui ne lui faisaient que pitié, parce qu’il connaît un peu ma folie. Voilà, par exemple, de ces choses qui sont mal, et dont je ne saurais me repentir ; quand je reviens de sang-froid sur ce qu’ils appellent des emportements déplacés, je me trouve comme je dois être, et je leur dirais volontiers : Rompez tout commerce avec les hommes passionnés, ou attendez-vous à ces incartades : il faut ou se renfermer, ou s’attendre à avoir de la poussière dans les yeux, si l’on se promène quand il fait du vent.

Je suis à la Chevrette où je reçois votre numéro 11. Je devais y arriver samedi au soir ; j’en avais fait une promesse solennelle ; mais le moyen de fuir devant le mot que j’attendais dimanche ? Je restai. Le mot vint ; j’y répondis, et lundi au soir je me rendis ici, où l’on ne m’espérait plus. Nous nous croisâmes, Grimm et moi, sur la route. J’ai donc passé les deux jours