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le poëte a pu se résoudre à faire mourir Tancrède, et à finir sa pièce par une catastrophe malheureuse. Il est sûr que j’aurais rendu tous ces gens-là heureux. M. Saurin me disait que ce n’aurait plus été une tragédie ; et Grimm lui répondit : « Qu’est-ce que cela fait ? » Il est sûr que cela eût été mieux. Damilaville n’aime pas qu’on cherche la mort, parce qu’on s’est attaché à une infidèle ; il médisait : « Si vous aimiez, et qu’on vous trompât, que feriez-vous ? — D’abord, lui répondis-je, j’aurais bien de la peine à le croire : quand j’en serais assuré, je crois que je renoncerais à tout ce qui me plaît, que je me retirerais au fond d’une campagne, et que j’irais attendre là ou la fin de ma vie ou l’oubli de l’injure qu’on m’aurait faite. La nature, qui nous a condamnés à éprouver toutes sortes de peines, a voulu que le temps les soulageât malgré nous : heureusement, pour la conservation de l’espèce malheureuse des hommes, presque rien ne résiste à la consolation du temps. C’est là ce qui quelquefois me fait désirer sans scrupule une grande maladie qui m’emporte. Je me dis à moi-même : Je cesserais de souffrir ; et au bout de quelques années (et c’est beaucoup donner à la douleur amère de mes amis), ils trouveraient une sorte de douceur à se ressouvenir de moi, à s’en entretenir et à me pleurer.

Je joins à cette lettre le Discours sur la Satire des philosophes[1]. On l’attribue à M. de Saint-Lambert ; c’est un ouvrage plein de modération et sur lequel il n’y a eu ici qu’un jugement. M. de Voltaire avait lu à M. Grimm son Tancrède, lorsque celui-ci était à Genève, et il lui disait à propos des choses simples et des tableaux : « Vous voyez, mon cher, que j’ai fait bon usage des préceptes de votre ami » ; et il lui disait la vérité. Je ne sais si je n’irai pas la semaine prochaine passer quelques jours à la Chevrette. Ils veulent tous que je raccommode le Joueur, et que je le donne aux Français[2]. Ce sera là mon occupation. Adieu, ma tendre amie. Je vous aime de toute mon âme ;

  1. Discours sur la Satire contre les philosophes, Athènes, 1760, in-12. Diderot, qui l’attribue ici à tort à Saint-Lambert, relève lui-même cette erreur dans la lettre xlviii, en la mettant sur le compte de l’abbé Coyer, son véritable auteur. (T.)
  2. Ce projet ne fut pas exécuté. Le Joueur, imprimé pour la première fois dans le Supplément aux Œuvres de Diderot, Paris, Belin, 1819, in-8, figure au t. VII de cette édition.