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et d’Ulysse pour les armes d’Achille ; Euripide, Sophocle, Homère et Virgile n’auraient pas mieux fait. C’est aussi une belle chose que la tête d’Orphée portée sur les flots de l’Hèbre, sa langue qui fait encore des efforts pour prononcer le nom d’Eurydice, et les ondes qui frappent les cordes de sa lyre et qui en tirent je ne sais quoi de tendre et d’harmonieux que les rivages répètent et dont les forêts retentissent. Ne viendra-t-il jamais ce temps où je serai tout à ma Sophie et à ces hommes divins, alternativement occupé de vous aimer et de les lire ? Un beau morceau d’éloquence, un bel écart de poésie, un regard, un sourire, un mot doux de ma Sophie peuvent m’enivrer presque également, Tout ce qui porte un caractère de vérité, de grandeur, de fermeté, d’honnêteté me touche et me transporte.

Je vais reprendre mon journal depuis ma dernière lettre. J’étais venu ici, je vous avais écrit, il était tard. Damilaville m’invita à souper chez lui, j’acceptai ; je suis un glouton ; je mangeai une tourte entière ; je mis là-dessus trois ou quatre pêches, du vin ordinaire, du vin de Malaga, avec une grande tasse de café. Il était une heure du matin quand je m’en retournai ; je brûlais dans mon lit, je ne pus fermer l’œil. J’eus l’indigestion la mieux conditionnée. Je passai la journée à prendre du thé : le lendemain je me trouvai assez bien pour aller à Tancrède. Voici ce que j’en ai jugé. C’est un ouvrage fondé sur la pointe d’une aiguille, mais où les défauts de conduite sont rachetés par mille beautés de détail. Le premier acte est froid ; cependant on y conçoit le germe d’un grand intérêt. Le second est encore froid. Le troisième est une des plus belles choses que j’aie jamais vues : c’est une suite de tableaux grands et pathétiques ; il y a un moment où la scène est muette, et où le spectateur est désolé. C’est celui où Aménaïde, traînée au supplice par des bourreaux, reconnaît Tancrède ; elle pousse un cri perçant, ses genoux se dérobent sous elle, elle succombe, on la porte vers une pierre sur laquelle elle s’assied ; il faut y être pour concevoir l’effet de cette situation ; et puis imaginez quarante personnes sur la scène : Tancrède, Argire, les paladins, le peuple, Aménaïde et des bourreaux. Le quatrième est vide d’action, mais plein de beaux morceaux. On ne sait ce que c’est que le cinquième ; il est long, froid, entortillé, excepté la dernière scène qui est encore très-belle. Je ne sais comment