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me flatter de rien, mon amie. Je suis venu ici pour travailler. Jusqu’à présent j’ai fait assez bien ; mais si la tête n’y est plus, que voulez-vous que je fasse du temps ? Que vais-je devenir ? Si la pluie, dont ce vent bruyant nous menace, pouvait tomber cette nuit ! Je passerai donc la journée de demain sans un mot de vous ! Le Baron me consulte sur des étymologies chimiques. Il voit que je suis en souci ; il me lit des traits d’histoire ; il cherche à m’intéresser ; mais cela ne se peut ; je suis ailleurs. Je vous conjure, mon amie, de me rendre à la campagne, à mes occupations, à la société, aux amusements, à mes amis, à moi-même. Je ne saurais sortir d’ici, et il est impossible que j’y vive si vous m’oubliez. Adieu, cruelle et silencieuse Sophie. Adieu.


XXIII


Au Grandval, le 18 octobre 1759.


Il n’y a sorte d’imaginations fâcheuses qui ne me viennent. Seriez-vous indisposée au point de ne pouvoir tenir une plume ? La Touche est-il mort ou bien malade ? Votre mère vous a-t-elle défendu de m’écrire ? Êtes-vous à Paris ? Êtes-vous en province ? Quelque accident survenu à Mme Le Gendre ne vous aurait-il point appelée auprès d’elle ? N’auriez-vous point envoyé vos lettres chez Grimm ? Ne serait-il pas à Épinay ? Ces lettres ne seraient-elles point retournées à Charenton, à Paris ? Le ciel se fond en eau. Il n’y a pas moyen de s’éclaircir soi-même, ni par un autre. Si le Baron était un homme à qui l’on pût s’ouvrir, on aurait une voiture avec des chevaux et l’on irait à Charenton, peut-être même à Paris. Je vous ai écrit deux fois par la poste à l’adresse de M. La Touche, une troisième fois à votre adresse par un exprès, une quatrième aujourd’hui par un commissionnaire. Voilà ma cinquième lettre ; mais que m’importe qu’elle vous parvienne ou non, si elle ne doit point avoir de réponse ? Je n’entends non plus parler de Grimm que de vous. Je crois que demain je vous haïrai, et je vous oublierai tous les deux : je vous accorde encore vingt-quatre heures pour vous