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monotone, surtout pendant que les jours continueront d’être pluvieux ; mais qu’importe ? vous y verrez du moins que mes plus doux moments sont ceux où je pense à vous.

J’ai été occupé toute la matinée d’Héloïse et d’Abélard. Elle disait : « J’aimerais mieux être la maîtresse de mon philosophe que la femme du plus grand roi du monde. » Et je disais, moi : Combien cet homme fut aimé !

Adieu, ma Sophie ; je vous embrasse de tout mon cœur.


XXII


Au Grandval, le 15 octobre 1759.


Voilà pour la troisième fois que j’envoie à Charenton, et point de nouvelles de mon amie. Sophie, pourquoi donc ne m’avez-vous point écrit ? Le domestique partit avant-hier à deux heures et demie ; je lui avais recommandé de mettre mes lettres dans la commode à laquelle je laisserais la clef. À six heures, je pensai qu’il pourrait être revenu. Jamais soirée ne me parut plus longue. Je montai, j’ouvris le tiroir ; point de lettres. Je descendis, j’avais l’air inquiet ; on s’en aperçut ; car tout ce qui se passe dans mon âme on le voit sur mon visage. On causa ; je pris peu de part à la conversation ; on me proposa de jouer, j’acceptai. Au milieu de la partie, je quittai, j’allai voir, et je ne trouvai rien. Je me dis : Apparemment que ce coquin-là se sera amusé à boire, et qu’il ne viendra que bien tard. Tant mieux ; je me retirerai de bonne heure ; je serai seul ; je me coucherai, et je lirai la tête sur mon oreiller.

C’était un grand plaisir que je me promettais ; j’étais impatient qu’on eût servi, et qu’on eût soupe, et qu’on remontât. Ce moment enfin arriva ; je courus à la commode ; je ne doutai point d’y trouver ce que je cherchais, et je fus vraiment chagrin d’être trompé dans mon attente.

Qu’est-ce qui vous a empêchée de vous servir de l’adresse que je vous ai laissée ? Vos lettres se seraient-elles égarées ? Vous vengeriez-vous de mon silence ? Votre dessein serait-il de me faire éprouver par moi-même la peine que vous avez soufferte ?