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un homme qui vole, et ce vol est poursuivi devant les tribunaux et puni par les lois. On contrefait en Écosse et en Irlande les livres imprimés en Angleterre ; mais il est inouï qu’on ait contrefait à Cambridge ou à Oxford les livres imprimés à Londres. C’est qu’on ne connaît point là la différence de l’achat d’un champ ou d’une maison à l’achat d’un manuscrit, et en effet il n’y en a point, si ce n’est peut-être en faveur de l’acquéreur d’un manuscrit. C’est ce que je vous ai déjà insinué plus haut, ce que les associés aux Fables de La Fontaine ont démontré dans leur mémoire, et je défie qu’on leur réponde.

En effet, quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations ; si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie ; si ses propres pensées, les sentiments de son cœur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l’immortalise, ne lui appartient pas ? Quelle comparaison entre l’homme, la substance même de l’homme, son âme, et le champ, le pré, l’arbre ou la vigne que la nature offrait dans le commencement également à tous, et que le particulier ne s’est approprié que par la culture, le premier moyen légitime de possession ? Qui est plus en droit que l’auteur de disposer de sa chose par don ou par vente ?

Or le droit du propriétaire est la vraie mesure du droit de l’acquéreur.

Si je laissais à mes enfants le privilège de mes ouvrages, qui oserait les en spolier ? Si, forcé par leurs besoins ou par les miens d’aliéner ce privilège, je substituais un autre propriétaire à ma place, qui pourrait, sans ébranler tous les principes de la justice, lui contester sa propriété ? Sans cela, quelle serait la vile et misérable condition d’un littérateur ? Toujours en tutelle, on le traiterait comme un enfant imbécile dont la minorité ne cesse jamais. On sait bien que l’abeille ne fait pas le miel pour elle ; mais l’homme a-t-il le droit d’en user avec l’homme comme il en use avec l’insecte qui fait le miel ?

Je le répète, l’auteur est maître de son ouvrage, ou personne dans la société n’est maître de son bien. Le libraire le possède comme il était possédé par l’auteur ; il a le droit incontestable d’en tirer tel parti qui lui conviendra par des éditions