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de ma sœur. Combien nous nous sommes embrassés ! combien elle a pleuré ! combien j’ai pleuré aussi ! Je l’aime beaucoup, et je crois en vérité que vous ne m’aimez pas plus qu’elle. L’abbé voyait cela, et il en était touché ; je lui ai recommandé le bonheur de cette chère sœur, et à elle le bonheur de son frère. Elle s’acquittera bien de ce devoir. Je me suis offert à être le médiateur de leurs petits démêlés s’il en survient ; et l’abbé, qui a lieu, m’a-t-il dit, de compter plus encore sur mon équité que sur mon affection, m’a accepté. Il a eu tort de dire comme cela ; car en vérité il n’y a pas un homme de sa robe que j’estime plus que lui. Il est sensible ; il est vrai qu’il se le reproche ; il est honnête, mais dur. Il eût été bon ami, bon frère, si le Christ ne lui eût ordonné de fouler aux pieds toutes ces misères-là. C’est un bon chrétien qui me prouve à tout moment qu’il vaudrait mieux être un bon homme, et que ce qu’ils appellent la perfection évangélique n’est que l’art funeste d’étouffer la nature qui eût parlé en lui peut-être aussi fortement qu’en moi. Oh ! que je suis content ! Il est encore de bonne heure, et j’aurai le temps de causer avec vous tout à mon aise. Combien je vais vous dire de choses, tandis que ces bonnes gens me font sans apprêt une fricassée de poulet, qui sera mangée de bon appétit ! Bonnes gens, n’allez pas si vite ; j’ai une faim dévorante, mais j’aime encore mieux causer avec ma Sophie que manger. Que fait-elle ? que dit-elle ? que pense-t-elle ? où me croit-elle ? En quelque lieu du monde qu’elle me suppose, elle m’aime.

J’avais rapproché ce frère et cette sœur, je m’applaudissais de mon ouvrage ; j’en jouissais ; nous nagions tous les trois dans la joie lorsqu’un événement de rien a pensé tout détruire. Hier au soir il arrive, il voit des malles qui se remplissent ; il prétend que je n’ai pas même daigné lui annoncer mon départ ; que c’était un arrangement fait entre ma sœur et moi ; qu’on le néglige ; que l’on se cache de lui ; qu’on lui tait tout ; qu’on ne l’aime pas ; qu’il le voit jusque dans les plus petites circonstances ; et puis voilà mon homme qui se désole, qui étouffe, qui ne peut ni boire, ni manger, ni parler ; et moi de lui prendre les mains, de l’embrasser, de lui protester tout ce que je sentais, peut-être plus que je ne sentais. Son état me faisait pitié, je tremblais pour le sort de ma sœur, qui me disait :