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M. de Saint-Lambert nous invite, le Baron et moi, à aller à Épinay passer quelque temps avec Mme d’Houdetot ; je refuse, et je fais bien, n’est-ce pas ? Malheur à celui qui cherche des distractions ! il en trouvera ; il guérira de son mal, et je veux garder le mien jusqu’au moment où tout finit. Je crains de vous aller voir ; il le faudra pourtant ; le sort nous traite comme si la peine était nécessaire à la durée de nos liens. Adieu, mon amie, un mot, s’il vous plaît, par Lanan. À propos, ménagez la complaisance de votre sœur, et ne l’entretenez de vous et de moi que quand vous ne pourrez contenir vos sentiments, ou qu’elle vous en sollicitera : nos amis, même les plus tendres, ne peuvent pas mettre à cela beaucoup d’importance. Il faut avoir appris à écouter et à plaindre les amants. Votre sœur ne le sait pas encore ; puisse-t-elle l’ignorer toujours ! Je baise la bague que vous avez portée.


II


Paris, ce samedi matin, 1er juin 1759.


Voilà, ma tendre et solide amie, l’ouvrage du grand sophiste[1]. Je ne l’ai pas lu, je ne me sens pas encore l’âme assez tranquille pour en juger sans partialité. Il vaut mieux différer une action que de se hâter de commettre une injustice. Méfiez-vous aussi un peu de votre cœur, et craignez que le mécontentement de la personne n’aille jusqu’à l’auteur. Écoutez-le comme si je n’avais point à me plaindre de lui.

On peut donc être éloquent et sensible sans avoir ni véritable amitié, ni véracité ! cela me fâche bien. Si cet homme n’a pas un système de dépravation tout arrangé dans sa tête, que je le plains ! et s’il s’est fait des notions de justice et d’injustice qui le réconcilient avec ses procédés, que je le plains encore ! Dans l’édifice moral, tout est lié. Il est difficile qu’un homme écrive

  1. Le grand sophiste, c’est Jean-Jacques. Son ouvrage était : J.-J. Rousseau à M. d’Alembert, sur son article Genève, dans le septième volume de l’Encyclopédie, et particulièrement sur le projet d’établir un théâtre de comédie en cette ville. (Amsterdam, 1758, in-8.)