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populace hargneuse, remplie de présomption et de sottise. Qu’importe que ces deux statues soient éternelles et immobiles, s’il n’existe personne pour les contempler ou si le sort de celui qui les aperçoit ne diffère point du sort de l’aveugle qui marche dans les ténèbres ? Le philosophe m’assure qu’il vient un moment où le nuage s’entr’ouvre et qu’alors les hommes prosternés reconnaissent la vérité et rendent hommage à la vertu. Ce moment, Sophie, ressemblera au moment où le fils de Dieu descendra dans la nuée. Nous vous supplions que celui de votre retour soit moins éloigné. »

Sans cet unique témoignage contemporain, nous ne pourrions entrevoir Sophie que par les lettres même de son amant. La vie bourgeoise qu’elle menait à Paris, ses séjours de près de six mois chaque année à Isle, l’ont tenue à l’écart du monde encyclopédique ; elle n’alla certainement jamais au Grandval, ni à la Chevrette ; si elle entrevit les dames d’Holbach ou Mme d’Épinay, ce fut au jardin de l’Infante. Sauf l’abbé Le Monnier et quelques-uns des confrères de M. Le Gendre, tels que Perronet, Soufflot et Trouard, c’est tout un monde d’aimables inconnus (M. de Prisye, M. Gaschon, Mme Bouchard, Mlle Boileau, Mlles Artault), qui entoure la mère et les trois sœurs.

N’étaient-ce bien là, après tout, les amours qui convenaient à un homme dont la vieillesse était proche et qui ne pouvait souffrir qu’on réduisît « à quelques gouttes d’un fluide versées voluptueusement la passion la plus féconde en actions criminelles ou vertueuses » ? Mais Diderot fut-il toujours aussi platonique ? Mlle Volland eut-elle l’art de se faire désirer toujours sans se livrer jamais ? La correspondance, dans l’état où elle nous est parvenue, est notablement incomplète, ne l’oublions pas. Toutefois, les années venant, Diderot, qui se plaint des obstacles que rencontre cette liaison à son début, prie peu après Sophie de lire ses lettres à Morphyse (Mme Volland) et à Uranie (Mme Le Gendre) ; sur la fin, il les adresse tout uniment à Mesdames et bonnes amies. « Tout son temps, dit Mme de Vandeul, était partagé entre son cabinet et cette société. » Sainte-Beuve voulait écrire une nouvelle dont le titre subsiste seul (Le Clou d’or) et où il devait développer une théorie qu’il soutenait quelquefois : selon lui, une heure de félicité, une heure seulement, suffisait à deux amants pour se connaître à jamais ; l’amitié solide et durable « au-dessus de la rechute comme sans crainte de rupture » ne pouvait exister qu’à ce prix. Diderot n’a même point laissé pressentir s’il goûta ce bonheur rapide.

Au reste, chaste ou sensuel, cet amour de plus de vingt années a provoqué une critique assez singulière : c’est que sa durée même lui enlevait un peu de son charme. Le maître dont le nom vient d’être cité et qui a pourtant témoigné en toute occasion combien ces lettres lui