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tous les deux. Il me tarde bien d’éprouver une chose, que je soupçonne : c’est qu’on aime plus tendrement encore ses amis au loin qu’au coin de son âtre ou du leur. C’est un si grand plaisir que de se retrouver ! Nos hôtels garnis ne désemplissent pas de Russes. Je suis lié très-étroitement à M. et à Mme  de Strognoff. Je n’ai vu qu’un moment M. et Mme  de Zenovioff ; mais ce sont deux si belles âmes, qu’on se sent attirer vers elles subitement, et qu’on s’y colle, et elles à vous, tant et si bien qu’on souffre, qu’on pleure et qu’on crie, au moment de la séparation, comme si l’union s’était faite de vieille date. Vous rappelez-vous un M. de Nariskin, gentilhomme de la chambre de Sa Majesté Impériale ? Eh bien, cet honnête Nariskin est à présent aux eaux d’Aix-la-Chapelle. Il compte en partir vers la fin du mois de juin, et il m’a persuadé que ce serait un grand plaisir, pour lui et pour moi, de rouler et de causer quelques centaines de lieues dans la même voiture. Ma foi, tout cela a bien l’air d’une vérité ; Mme  Diderot y croit si fermement qu’elle s’est occupée et s’occupe depuis un mois, sans relâche, des préparatifs d’un long voyage. Cela ne lui déplaît pas trop.

Elle n’aimerait pas que je mourusse ingrat. Cependant, mon ami, je suis bien vieux. Vous ne savez pas combien il faut peu de temps pour vieillir, et moi je le sais ; mais je me dis que la terre est aussi légère à Pétersbourg qu’à Paris ; que les vers y ont aussi bon appétit, et qu’il est assez indifférent en quel endroit de la terre que nous les engraissions. Bonjour, encore, mon Falconet ; bonjour, ma belle amie, Mlle Collot. Si vous ne m’aimiez plus pourtant !… mais cela n’est pas vrai ; mon cœur me répond du vôtre ; vous m’aimez toujours. Adieu, adieu ; tenez, monsieur Lévesque, portez ce feuillet à mes amis, et jouissez de l’impression de la nouvelle que vous portez, sur deux êtres à qui je me crois aussi cher qu’ils me le sont. Dites-leur qu’ils peuvent se livrer à une espérance que je ne tromperai pas.


À Paris, ce 20 mai 1773.


Si vous désirez sincèrement de me voir, embrassez-vous tous les deux pour vous et pour moi, et puis pour moi et pour vous.