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ment : C’est vous… oui, c’est moi… vous voilà donc enfin !… Enfin, me voilà… Comme nous balbutierons ; et malheur à celui qui a perdu ses amis pendant longtemps, qui les revoit, qui a la force de parler et qui ne balbutie pas… En attendant ce bonheur qui n’est pas aussi éloigné que vous le croiriez bien, je vous prie de recevoir M. Lévesque : premièrement parce qu’il vous entretiendra d’un homme qui vous chérit et que vous chérissez, et que vous chérissez beaucoup, si vous n’êtes pas des ingrats ; cet homme-là, c’est moi. Secondement parce que c’est un honnête et galant homme qui réunit à des connaissances et à des talents une douceur et une modestie rares ; parce qu’il a besoin de bons conseils, et qu’il les recevra avec les sentiments de la plus sincère reconnaissance. Il va à Pétersbourg remplir une place de gouverneur à l’hôtel des Cadets. Il se sépare d’une femme de mérite qui est la sienne ; il aime sa femme, mon ami, et cela dans un pays où, comme vous savez, ce n’est pas trop l’usage. Une vie utilement occupée l’a sauvé du libertinage épidémique qui a gagné toutes les conditions de notre société. Vous lui parlerez littérature, et il vous répondra ; vous lui montrerez votre monument, et son admiration pourra vous flatter, parce qu’il dessine et grave, non comme feu M. le comte de Caylus, car il n’est pas grand seigneur, et, partant, il est obligé de savoir ce qu’il sait, mais comme un artiste de profession ; mon ami, je vous recommande M. Lévesque. Écoutez et réjouissez-vous. Demain, oui demain, je pars pour La Haye ; et quand j’aurai embrassé le prince de Galitzin pendant une quinzaine de jours, qui sait ce que je deviendrai ? Le plus léger choc de sa part pourrait me jeter tout au beau milieu de votre atelier. Cependant je laisse ma femme, ma sœur, mon gendre, ma fille, ma fille grosse ; tenez, puisque, en y pensant, cela me fait un si grand mal, n’y pensons plus, et parlons d’autre chose. Parlons de mon cher ami M. Grimm, qui est à présent à Potsdam, qui accompagne Mme la princesse d’Armstadt, qui s’achemine peut-être à présent vers Pétersbourg, et avec lequel vous aurez peut-être bu à ma santé avant que cette lettre vous soit parvenue. Vous êtes là tous les trois, et pourquoi n’y suis-je pas aussi ? Vous verrez que j’aurai le guignon d’arriver la veille ou le lendemain de son départ. Cela serait à me désoler. N’importe, partons toujours. Bonjour, mon ami, bonjour, mon amie, je vous embrasse tendrement