Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/280

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me connaît, il sait que quelque chose qu’il invente, qu’il controuve, qu’il dise, qu’il fasse, je ne donnerai jamais au public le scandaleux spectacle de deux amis qui se déchirent ; que je me respecterai moi-même ; que je respecterai d’honnêtes gens qui me sont chers, et que ma défense compromettrait. En un mot, plus lâche encore que cruel, il sait que je garderai le silence. Je l’ai gardé. Qu’en est-il arrivé ? Il a perdu tous nos amis communs. Je les ai tous conservés. Il me révère, malgré lui. Il ne peut même s’en taire ; il me regrette. Je le méprise, et je le plains. Il porte le remords et la honte le suit. Il mène une vie malheureuse et vagabonde. Il est seul avec lui-même. Au milieu des acclamations flatteuses qui se font encore entendre, il est obligé de s’avouer des indignités, de se détester. Je vis aimé, estimé, j’ose même dire honoré de mes concitoyens et des étrangers, tandis que sa querelle avec Hume le démasque et le montre. Les bienfaits de la grande impératrice font retentir avec transports mon nom, son éloge et le mien. Le bruit en vient aux oreilles du perfide, et il s’en mord les lèvres de rage. Ses jours sont tristes, ses nuits sont inquiètes. Je dors paisiblement tandis qu’il soupire, qu’il pleure peut-être et qu’il se tourmente et se ronge. C’est, mon ami, que la méchanceté n’a que son moment. C’est qu’il faut tôt ou tard que la peine boiteuse atteigne le coupable qui fuit devant elle. C’est que le temps suscite un vengeur à la vertu ; et ce vengeur, il est près de nous, il est loin, dans un grenier obscur, sur un trône, à Paris, à Saint-Pétersbourg, je ne sais où ; mais il ne manque jamais de paraître. Il ne s’agit que d’attendre. J’ai attendu, il a paru, et le même moment nous a vengés, toi des injustices de ton pays, moi de la perfidie d’un ami. Cher ami, profite de cette leçon, laisse faire les méchants ; fais le bien. Attends, et sois heureux. Si j’étais encore en lice avec Jean-Jacques, comme tu n’aurais pas manqué de faire à ma place, qu’en serait-il arrivé ? Que nous serions restés tous les deux sur le champ de bataille, criblés de blessures, tristes objets de la douleur d’un petit nombre de gens de bien amis de nos talents, passe-temps délicieux de la multitude jalouse de nos vertus, et toujours enchantée que le mérite soit dégradé et que l’opprobre s’étende. Si tu ne te méfies pas de ton premier mouvement, tu te trouveras engagé dans quelque misérable querelle qui disposera du