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XVII


Paris, 6 septembre 1768.


Nous sommes de fort honnêtes gens, tous les deux ; nous avons les mêmes principes de morale et une conduite fort diverse. C’est que les principes sont une affaire de jugement, et que la conduite est une affaire de caractère. Mon ami, mon bon ami, prenez-y garde. Le bonheur de votre vie est abandonné à la discrétion des méchants. Il n’en est pas ainsi du mien. Je le tiens dans ma main, et je défie tous les ingrats, tous les médisants, tous les calomniateurs, tous les curieux, tous les scélérats de ce monde de me l’arracher. Le despote le plus puissant de la terre est le maître de ma vie, de ma fortune, de ma liberté ; mais non de mon honneur et de ma réputation. J’ai la plus haute confiance dans la vertu, le talent et la probité, et jusqu’à présent cette confiance n’a point été trompée ; et si un méchant pouvait jamais réussir à faire passer un habile homme pour un sot, un homme vertueux pour un de ses semblables, où en serait l’univers ? J’ai été attaqué dans ma famille, dans mes mœurs, dans mes liaisons, dans mes amis, dans mes ouvrages ; qu’ai-je fait ? Je me suis tu. J’en ai appelé de ma vie passée à ma conduite présente, à ma conduite à venir, et l’ignominie qu’on me jetait a rejailli d’elle-même sur mes amis, et ils en sont demeurés couverts. Rousseau, Jean-Jacques Rousseau, cet homme le plus honoré des gens de lettres pour sa prétendue probité, le plus dangereux par son éloquence, le plus adroit dans ses vengeances, le plus redoutable par la multitude de ses enthousiastes, le plus intime et le plus ancien de mes amis, par une perfidie aussi cruelle que lâche, se sert de l’aveu même des services de toute espèce que je lui ai rendus pendant un intervalle de vingt ans pour accréditer aux yeux du public des noirceurs dont il m’accuse contre le témoignage de sa conscience ; et il n’a garde de spécifier ces noirceurs ; mais par des expressions vagues et fortes, il abandonne à l’imagination échauffée du lecteur le soin de les exagérer. Il