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XV


Mai 1708.


Il y a si longtemps, cher ami, que je ne vous ai écrit, et j’ai tant de choses à vous dire, que je ne sais par où commencer. Il me paraît par votre dernier billet que vous avez appris la cruelle maladie que j’ai faite. Cela a commencé par une attaque de goutte au pied gauche. Je plaisantais autrefois des goutteux. J’ai appris à les plaindre. La leçon a été forte… Cette goutte maudite s’est mise à voyager à petites journées, car elle a employé près de trois mois entiers à faire le tour de ma machine. Son dernier gîte a été dans la tête ; elle m’avait laissé, en déménageant de là, une surdité très-bizarre. J’entendais les autres à merveille, mais je ne m’entendais pas moi-même, et c’était, quand je parlais, un retentissement qui m’étourdissait et qui me faisait parler si bas que je n’étais point entendu. Tout s’est dissipé sans remèdes, sans médecins, et je me porte aussi bien que jamais. Eh bien, nous avons perdu le prince de Galitzin. C’est un honnête homme qui s’était concilié l’estime de tous les honnêtes gens, qui vivait avec les gens de lettres, et qui en était autant aimé et révéré qu’il les aimait et révérait. Pour les artistes, ils en étaient fous. Je ne vous dirai rien de notre séparation. Sur la fin de son séjour, nous étions tombés dans un silence et une tristesse dont nous n’osions nous demander la raison. Il semblait que nous fussions convenus tacitement, en nous-mêmes, de nous épargner l’un à l’autre la douleur d’un adieu. Nous nous tînmes parole ; seulement la veille de son départ, allant ensemble dans sa voiture examiner des tableaux à l’hôtel d’Ancezune, nos regards s’étant rencontrés, nous nous mîmes à pleurer tous les deux.

Je ne l’oublierai jamais. Je le regrette tous les jours. Il vous a envoyé des tableaux qui justifieront, je crois, les progrès qu’il avait faits dans l’étude des beaux-arts. Il parcourt la Flandre et la Hollande ; il fait connaissance avec Rubens, Téniers, Lairesse, Van-Dyck, dans leur patrie. Un petit tour d’Italie en ferait vrai-