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qui je sacrifierais cent vies, si je les avais. Tenez, Falconet, je pourrais voir ma maison tomber en cendres, sans en être ému ; ma liberté menacée, ma vie compromise, toutes sortes de malheurs s’avancer sur moi, sans me plaindre, pourvu qu’elle me restât. Si elle me disait : « Donne-moi de ton sang, j’en veux boire », je m’en épuiserais pour l’en rassasier. Entre ses bras, ce n’est pas mon bonheur, c’est le sien que j’ai cherché ! Je ne lui ai jamais causé la moindre peine ; et j’aimerais mieux mourir, je crois, que de lui faire verser une larme. À l’âme la plus sensible, elle joint la santé la plus faible et la plus délicate. J’en suis si chéri, et la chaîne qui nous enlace est si étroitement commise avec le fil délié de sa vie, que je ne conçois pas qu’on puisse secouer l’une sans risquer de rompre l’autre. Parle, mon ami, parle. Veux-tu que je mette la mort dans le sein de mon amie ? Voilà ce dont il s’agit ; voilà le grand obstacle, et mon Falconet est bien fait pour en sentir toute la force. J’ai deux souveraines, je le sais bien, mais mon amie est la première et la plus ancienne. C’est au bout de dix ans que je te parle comme je fais. J’atteste le ciel qu’elle m’est aussi chère que jamais. J’atteste que ni le temps, ni l’habitude, ni rien de ce qui affaiblit les passions ordinaires, n’a rien pu sur la mienne ; que depuis que je l’ai connue, elle a été la seule femme qu’il y eût au monde pour moi. Et tu veux qu’un jour, que demain, je me jette, à son insu, dans une chaise de poste ; que je m’en aille à mille lieues d’elle, et que je la laisse seule, désolée, accablée, désespérée. Le ferais-tu ? Et si elle en mourait ? Cette idée me trouble la tête. Je ne lui survivrais pas ; non j’en suis sûr. Ah ! mon ami ! laisse aux bienfaits de l’impératrice toute leur valeur, tout leur prix. N’amène pas par tes conseils un moment où… ah ! mon ami ! ah ! grande impératrice pardonnez-moi tous les deux. Je ne suis point ingrat. Je ne le fus jamais ! mais j’aime, et rien au monde ne me doit paraître comparable au bonheur, à la tendresse, à la vie de mon amie, si je sais bien aimer. Loin d’elle, je me rendrais, je crois, le témoignage que j’ai fait ce que je devais. J’obtiendrais certainement d’elle la même justice, car je la connais. Elle m’accuserait, mais en souffrirais-je, en souffrirait-elle moins ? Encore si elle était libre ? mais elle a une mère, et une mère qui lui est aussi chère que moi. Elle a des parents et des parents qui